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Cris et chuchotements
PAPA
un texte de Jean-Jacques Birgé (1994)
Un peu de poussière dans un ciboire, Elsa a voulu garder le caveau,
les autres s'en foutaient, dans notre famille nous n'avons pas le culte
des morts, il est en face, tout en bas des marches du columbarium, j'ai
fait renouveler la concession pour dix ans, il y fait froid ou frais
selon les saisons, Elsa aime bien y aller, c'est mignon.
Il a changé de vie à quarante ans, il est retourné à l'école,
il est devenu représentant, et puis il a monté sa boîte,
il a remboursé ses dettes jusque trois ans avant sa mort, il était
devenu président-directeur-général.
Il a changé de vie à trente quatre ans, quand il s'est
marié. Il aimait bien les filles. Surtout les femmes de trente
ans. Depuis l'âge de treize ans. A la fin c'était plus difficile.
C'est probablement pour ça qu'il en a eu marre. Il ne supportait
pas l'idée d'être diminué. Il avait toujours dit
que ce jour-là il préférerait se flinguer. Il n'a
pas eu à le faire. La veille maman lui a fait remarquer qu'il
avait du mal à grimper les huit marches, il a répondu qu'il
y en avait neuf. Le lendemain matin il a dû l'appeler pour s'extirper
de la baignoire, il n'y arrivait plus tout seul. En début d'après-midi,
Elsa et moi, nous lui avons apporté un concerto de Brahms qui
lui faisait envie. Quand nous sommes partis il a mis le casque sur ses
oreilles. Maman l'a retrouvé par terre en revenant des courses,
c'était un samedi. A la fin il écoutait la Callas comme ça
et les larmes lui coulaient le long des joues, il s'offrait du caviar
de chez Pétrossian, il ne voulait pas savoir ce qu'il avait vraiment,
nous ne disions pas le mot. Son cœur était fragile, ça
lui a permis d'éviter le pire.
Il avait toujours raconté qu'il était sursitaire, que toute
sa vie était du supplément. Condamné plusieurs fois à mort,
la première à dix sept ans, il était toujours là à soixante
dix. Il avait eu des rhumatismes articulaires aigus, et puis les poches
d'eau s'étaient résorbées en une nuit, la veille
de l'opération. Ça l'avait empêché de partir
en Espagne avec les Brigades. Aucun de ses copains n'en est revenu. Il
avait décidé que nous n'irions pas dans ce pays tant que
Franco serait vivant. Il avait toujours milité. Il s'était
battu à la canne contre les Camelots du Roi, il avait été exclu
du parti socialiste pour trotskisme-léninisme (!), il parlait
d'insurrection armée quand il était énervé,
sinon il était au parti socialiste (était-ce le même
?) et il allait tous les jeudis soirs au Grand Orient. Pas toujours en
fait, c'était souvent son alibi pour aller voir une copine.
Surtout il y avait eu la guerre. Je devrais dire le nazisme. Il a passé toutes
ses vacances de 1933 à 1939 à Bielefeld en Allemagne. Son
meilleur ami était le fils du commissaire de police. Les deux
jeunes hommes piquaient la voiture officielle pour aller se balader,
avec la sirène évidemment. Dans un cinéma ils furent
les deux seuls à ne pas se lever aux images du Führer. Les
Jeunes Hitlériens les poursuivirent dans la rue. Un autre jour,
un vieil homme se fait abattre sur le trottoir par les chemises brunes.
La foule s'amasse : " Es ist ein Jude " (C'est un Juif) dit
l'un d'eux. Les badauds se dispersent. Le pote de papa est mort noyé dans
un sous-marin. Gaston, celui du boulevard angevin, le papa de papa, croyait
Pétain qui avait promis de protéger tous les enfants de
France. Un employé de son usine, il était directeur de
l'usine d'électricité d'Angers, l'a dénoncé à la
Gestapo. Il fut déporté et gazé à Büchenwald.
Mon père était à Paris, il était suffisamment
politisé pour ne pas avoir été réclamer son étoile
jaune. Décidé à retrouver son père, il s'engage
dans un service allemand et prend contact avec Londres. Il est chargé d'envoyer
des maisons préfabriquées en Allemagne. Malheureusement
un jour il tombe malade, il est remplacé et on s'aperçoit
qu'aucun convoi n'est jamais arrivé à bon port, il est
arrêté. Dix sept jours sans manger, il pèse trente
quatre kilos, la moitié de son poids d'alors, lorsqu'il est à son
tour déporté. Août 44. Dans les bandages qui entourent
ses bras il a glissé des fourchettes et des cuillères qu'il
a aiguisées. Dans le wagon à bestiaux qui l'emmène
il est obligé de se battre contre ceux qui ont peur des représailles
et contre ceux qui veulent sauter les premiers. Avec les fourchettes
il arrache les barbelés de la minuscule fenêtre en hauteur.
Il saute le septième. Le neuvième est coupé en deux
par les balles des mitraillettes. Banlieue de Paris. Il sonne à la
première maison. Un officier allemand, accompagné de son
chien, vient lui ouvrir. Il court. Il se cache sous des clapiers. Il
a plus peur que les lapins, il le leur dit doucement. Des cheminots le
sauveront mais il reste paralysé pendant six mois, entre la vie
et la mort. Il dit devoir son salut aux deux litres de sang frais qu'il
va boire tous les matins aux abattoirs, et à une cousine de Sermaize.
Il gardera le goût du beefteak bleu. A la Libération il
est arrêté le temps qu'on vérifie auprès de
son chef à Londres. Il travaillait au Majestic ! Ces trois mois à Fresnes
sont une partie de plaisir. Rien à voir avec les geôles
allemandes. Le médecin-chef cherche un quatrième au bridge,
mon père prétend avoir fait deux ans de médecine,
il bluffe, il a l'habitude de frimer. Le premier jour il fait trois cents
piqûres. Il devient chirurgien en l'absence des titulaires et il
opère. Et il sauve Laval qui vient de s'empoisonner pour qu'on
puisse le fusiller. Il se lie avec de vrais truands qu'il continuera
de fréquenter quand il sera devenu journaliste. Ainsi il rencontrera
Rirette MaitreJean, la seule femme de la Bande à Bonnot, et d'autres
rigolos. Je me souviens d'une époque où il faisait sauter
ses contraventions à la Préfecture.
Espion, médecin, il fut aussi piqueteur pour lignes à haute
tension, coiffeur pour dames, barman au Ritz, pêcheur sur un chalutier à La
Rochelle, correcteur au Bottin, videur de boîte de nuit, acteur
de cinéma, critique à l'ORTF, modiste, marin sur un pétrolier
en route pour le Mexique mais sans passeport il ne peut débarquer,
journaliste à France Soir il interviewe Churchill et Paulette
Godard alors mariée à Chaplin, il est correspondant du
Daily Mirror pendant quatre ans, il parle anglais avec l'accent d'Oxford,
il fonde et dirige la Collection Métal (romans d'anticipation)
avec Jacques Bergier, contrebandier il passe des médicaments en
Espagne et des livres pornos en Belgique, son coéquipier est Eric
Losfeld, agent littéraire il lance Frédéric Dard
et Robert Hossein, il a les droits du Salaire de la Peur et de Fifi Brindacier,
il est l'agent de Michel Audiard, de Marcel Duhamel et de sa Série
Noire, de Francis Carco dont il produit les pièces, il fait tourner
Pierre Dac avec qui il s'amuse beaucoup mais c'est le bide absolu, il
fait faillite en produisant la comédie musicale Nouvelle Orléans
avec Sidney Bechet, Mathy Peters, Pasquali et Jacques Higelin dont c'est
le premier rôle au théâtre (il me terrorisait, il
rentrait sur scène déguisé en indien et hurlant),
c'est là qu'il change de vie parce qu'il a deux enfants à charge
et plus un rond, il est décidé à payer ses dettes,
il aura fait tous les métiers sauf ceux qui requièrent
un uniforme, il a fait de la boxe et de l'escrime, il est l'amant de
France Roche, quand il est au Hot Club de France Louis Armstrong vient
tous les soirs jouer dans sa chambre, c'est la plus grande de l'hôtel,
il est secrétaire de rédaction à Cinévie,
vendeur de voitures d'occasion, chef de publicité, rédacteur
en chef d'une revue d'électroménager, administrateur des
Ballets de Janine Charrat, expert auprès des Tribunaux pour l'Opéra
de Paris, directeur commercial d'une société d'adhésifs,
il est le Visiteur du Soir dans une émission de Pierre Laforêt
sur Europe 1, auteur d'un feuilleton policier pour la radio, candidat
bidon pour lancer L'Homme du XX°Siècle avec Pierre Sabbagh à la
Télévision Française, il aide Bruno Coquatrix à ouvrir
l'Olympia en faisant de la cavalerie, il est vendeur de bougies automobiles,
il traduit mes versions latines sans dictionnaire, il fait des contresens,
il est diplômé de l'École Supérieure de Commerce
de Paris et de l'École Technique de Publicité, il est directeur
de l'annuaire Qui Représente Qui, et il regrettera toujours d'avoir
abandonné le monde du spectacle.
Lorsqu'il rencontre ma mère, elle est vendeuse en librairie. Ils
se sont rencontrés au Royal Lieu, un dancing des grands boulevards,
où ni l'un ni l'autre n'avaient jamais mis les pieds.
C'était un marrant, un frimeur, un naïf qui se faisait arnaquer
avec une facilité déconcertante. Une des rares autographes
qu'il a conservées est une reconnaissance de dettes de Jules Berry.
C'était un passionné pour tout ce qu'il faisait, il m'a
appris à toujours faire les choses correctement, quoi qu'on fasse,
sinon on s'emmerde. Il était fier de son fils qui faisait ce qu'il
aurait aimé. J'étais sa revanche. C'est comme ça
que je le prends. J'adorais partir en vacances avec lui, il nous arrivait
toujours des aventures extraordinaires. Au Maroc il a fait un saut dans
le vide au-dessus d'un pont cassé avec la voiture de location.
En Sardaigne nous avons partagé les repas des bandits d'Orgossolo.
En Sicile nous avons gravi l'Etna en éruption. Il n'était
plus du tout sportif. Il était plutôt gros. Il adorait bouffer.
Chaque été il se plantait des épines d'oursins dans
les pieds.
Mes copains l'aimaient bien. On buvait du coca en fumant des joints.
Il goûtait et disait préférer son cigare. Ça
détendait l'atmosphère. On s'est acheté ensemble
un électrophone pour écouter Beethoven, il m'a refilé son
vieux transistor, je m'en sers toujours, à sa mort j'ai récupéré le
gros poste de radio à lampes qui était déjà à son
père et sur lequel j'écoutais les sons et les voix du monde
entier, et ce que j'ai pu rêver ! Lorsque j'avais treize ans il
m'a interdit de toucher aux livres du rayon du haut, je n'en aurais jamais
eu l'idée sans lui, c'était son enfer. C'était sympa
de sa part. Je ne comprenais pas bien ce que lui pouvait y trouver. A
mes concerts il parlait fort pour qu'on sache qu'il était mon
père, et ensuite il ronflait. Il avait un nombre invraisemblable
d'expressions populaires à son vocabulaire, il faisait chabrot,
il prétendait que la crème Chantilly ne faisait pas grossir,
il se saoulait quand il avait une rage de dents, ça nous faisait
hurler de rire. Je me souviens de ce soir-là, ma mère,
ma sœur et moi, n'avons jamais réussi à le relever,
il était coincé par terre entre le radiateur et l'armoire
: " Un baby, juste un baby whisky ". Il riait facilement. Aux
larmes. Il pleurait aussi lorsqu'il était ému. S'il pétait à table
il me disait : " Si t'es gêné t'as qu'à dire
que c'est moi ". Il se servait toujours plus que les autres et faisait
remarquer à ma mère qu'il avait pris la plus petite part.
Elle et lui s'engueulaient tout le temps. Ils s'aimaient.
Ça fait déjà un bout de temps qu'il est parti. A
la fin il était moins marrant, lui qui avait toujours eu l'air
si jeune il avait vieilli d'un coup. J'aime bien penser à lui.
Je fais ce que je peux pour me dire qu'il aurait été fier
de son fiston. Il me disait : " Comment vas-tu, fils, tulle à l'anus ",
je n'ai compris que très tard, lui ça le faisait hurler
de rire. J'ai aussi appris très tard qu'un poulet avait un croupion
parce qu'il se le bouffait en douce en le découpant. J'anticipe
sur les histoires de Q. Maman faisait la cuisine mais lui était
le roi de la mayonnaise et des sauces. Il m'a aussi appris à faire
des cocktails. Par exemple il avait baptisé " La Chose de
Papa " : 1/3 whisky, 1/3 gin, 1/3 vermouth extra dry, grenadine
au goût. Demandez donc à notre rédac chef* ce qu'il
en pense, il a crié à l'hérésie, mais c'était
déjà trop tard !
Maintenant papa c'est moi.
Je n'ai pourtant pas quitté le Pays Imaginaire.
* Anh-Van Hoang était le rédacteur en chef de la revue ABC
comme, dans lequel ce texte fut publié. Il est aussi
l'un des deux auteurs du best-seller Le
guide de la cuite !
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