MUSIQUE INTERACTIVE, OU L'ART DU PARTAGE
par Jean-Jacques Birgé
© A.P.R.E. 2004

Il est probable que mon goût de l’improvisation ne fut pas aussi naturel que je le crus, lorsque, à l’âge de quinze ans, la musique me fut révélée par la découverte de Frank Zappa. Autodidacte, je rattrapai le temps passé à collectionner les timbres-poste en me lançant à corps perdu dans l’expérimentation musicale la plus débridée. Ayant auparavant traversé une période apprenti-illusioniste, où je passais des heures devant le grand miroir du salon, j’en avais retenu la leçon de ne jamais refaire deux fois le même tour. Ayant finalement traversé le miroir suite aux événements de mai 1968, j’enregistrais quotidiennement toutes les compositions instantanées qui nous passaient par la tête. J’écris nous car la musique était alors encore une entreprise collective, voire collectiviste. En 1975, avec mes deux camarades de jeu, Francis Gorgé et Bernard Vitet, nous fondions le groupe Un Drame Musical Instantané. Des musiciens et des acteurs, on dit qu’ils jouent, ce qui n’est pas le cas des écrivains, des peintres ni des danseurs. C’est que les musiciens gardent à jamais leur âme d’enfant et que, j’insiste lourdement, ils le pratiquent à plusieurs, dans le partage. Tandis que nous tentions de nous renouveler chaque soir en improvisant librement sur scène tout ce qui pouvait nous passer par la tête, des idées les plus saugrenues aux mélodies les plus lyriques, du théâtre musical naissant à l’art de rattraper le couac le plus horrible par une pirouette originale, nous commencions à préciser notre langage et à concevoir des albums, tous totalement différents les uns des autres, conçus comme des objets finis, où chaque élément devait être réfléchi, jusqu’à la création de la pochette, textes et images.

En composant mes premiers travaux interactifs, je compris que je venais d’allier ce qui me plaisait le plus dans ces deux précédentes activités, c’est-à-dire fabriquer des objets démocratiques (un disque, c’est financièrement plus accessible qu’une installation muséographique), fignolés aux petits oignons (toujours ce goût pour une présentation adaptée à l’œuvre elle-même) et qui puissent se renouveler à chaque lecture ! Imaginez insérer un disque de votre artiste favori dans votre platine et qu’elle vous en propose une interprétation chaque fois différente, le rêve !…

De toute façon, il est logique de retrouver, même chez un artiste qui rêve de se renouveler sans cesse, des constantes, des manies, des gaucheries, de ces erreurs qui font le style et vous éloignent de tout académisme. Ainsi, lorsque après la sonorisation de l’exposition-spectacle Il était une fois la fête foraine à La Grande Halle de La Villette en 1994, Pierre Lavoie, directeur de la société Hyptique, me proposa de réaliser celle du CD-Rom Au cirque avec Seurat, je bondis de joie. J’ai toujours aimé les gadgets, les machines qui font du bruit et de la lumière. Je programme mes synthétiseurs depuis 1973 et je suis un fan de tout ce qui rend Jules Verne toujours plus contemporain. Aussi, en découvrant le CD-Rom Puppet Motel de Laurie Anderson et Hsin-chien Huang, j’avais constaté qu’il était possible de fabriquer des objets martiens de ce type. Pour Seurat, je compris qu’il fallait multiplier les sons pour la même action afin d’humaniser le système, que l’index devait de même abriter un juke-box avec plusieurs morceaux qui joueraient en aléatoire chaque fois qu’on y retournerait, que toute action devait appartenir musicalement à une continuité qui ne brise jamais l’imaginaire de l’utilisateur pour le faire sombrer dans les affres de la technique apparente, etc. Je n’ai d’ailleurs, avec mon compagnon Bernard Vitet, jamais composé autant de musique que pour ce CD-Rom, cinquante thèmes différents ! Il est à signaler que le système du leitmotiv, inauguré par Richard Wagner et en usage dans le cinématographe, ne convient absolument pas aux médias interactifs. Toute reprise ou variation donne l’impression de faire du sur-place, pire, de revenir en arrière et de ressasser. Mon travail consiste au contraire, si on repasse par une scène déjà explorée, à donner l’impression que le temps s’est écoulé depuis la dernière visite.

Peu de temps après, Pierre Lavoie me proposa de produire la partie interactive d’un disque de chansons que je venais de terminer avec Bernard Vitet. Secondé par un directeur graphique enthousiaste, Etienne Mineur, et un programmeur génial, Antoine Schmitt, je réalisai douze petites scènes interactives correspondant chacune à une interprétation libre des chansons de l’album Carton. Je pus encore expérimenter nos idées les plus folles, et je continue à penser que plus un artiste est libre, plus il donne libre cours à sa passion, plus le résultat est formidable. Je retiendrai ici la dernière scène qui réfléchit la chanson Les oiseaux attendent toujours le Messie : à dix images de Michel Séméniako, dont les photographies illustrent l’ensemble de Carton, correspondent dix très courtes boucles sonores qu’on peut affecter librement à chaque photo ; ainsi le sens de chacune des images varie en fonction du son qui lui est associé. J’ai toujours aimé démontrer que n’importe quelle musique fonctionne avec n’importe quelle scène de film, mais c’est le sens qui change. C’est mon travail de suggérer le sens recherché.

En 1998, l’œuvre suivante, réalisée en collaboration avec Antoine Schmitt, était cette fois le complément audiovisuel de l’album d’Un Drame Musical Instantané, Machiavel. Il s’agit d’un scratch interactif de 111 boucles vidéo. Chaque très courte boucle, de 0,5 à 4 secondes, affectée de son propre son (mais, du fait que la boucle sonore n’a pas tout à fait la même durée que la boucle vidéo, naissent des synchronisations mouvantes), réfléchit tout ce qu’il y a de plus beau ou de plus terrible sur notre planète. L’effet répétitif produit une sorte de zoom psycho acoustique dans le son comme dans l’image, et les vidéos abordant les thèmes les plus attractifs à l’espèce humaine (le sexe, la mort, l’argent), une bascule s’exerce parfois qui laisse penser au joueur que Machiavel s’adresse directement à lui, d’autant que Schmitt en a fait un objet comportemental qui réagit au plaisir et à l’ennui.

Par son succès international, la troisième œuvre a marqué la courte histoire du CD-Rom, et aucun objet interactif ne l’a à ma connaissance encore égalée depuis 1999. Il s’agit d’Alphabet, créé avec Frédéric Durieu et Murielle Lefèvre d’après le livre pour enfants de l’illustratrice tchèque Kveta Pacovska : plus de cinquante tableaux, tous aussi délirants et différents les uns que les autres, une triple interface (clavier-souris-microphone), 1500 fichiers sonores, une iconographie pleine de couleurs vives, des heures de jeu pour tous les âges tant qu’on a gardé son âme d’enfant, une interactivité débridée qui a suscité le terme de poésie algorithmique…

Je souhaite mettre ici l’accent sur la lettre L qui fut le premier module musical que je conçus. En abscisse, trois instruments (violon-alto-violoncelle). En ordonnée, cinq notes par instrument, du plus grave au plus aigu. Soit une grille de quinze zones. En allant cogner les bords du cadre de l’écran avec le curseur de la souris, on génère des parallélépipèdes qui, lorsqu’une ligne horizontale croise une ligne verticale, produisent une note de musique. En se promenant ainsi sur l’écran, chaque joueur compose sa propre interprétation de ce trio à cordes.

J’évoquerai aussi l’X dont le volume sonore permet de réussir un puzzle comme si on jouait à la main chaude, le N inspiré par une scène des Amants Crucifiés de Mizoguchi basé sur plusieurs boucles de percussion qui se désynchronisent, le Q boîte à musique programmable, le V dont le concept de mixage est basé sur les fractales, etc.

Le CD-Rom d’auteur, puis le CD-Rom culturel perdant avec dommage leur crédit auprès des éditeurs, la suite se passe sur Internet. D’abord avec les animaux du Zoo et les célèbres girafes volantes sur le site lecielestbleu.com. Puis les trois modules musicaux de Time : l’interface de Big Bang consiste simplement à agrandir deux rectangles, l’un compris à l’intérieur de l’autre, ce qui génère une symphonie électroacoustique personnelle à chaque manipulateur ; Forever produit une musique répétitive infinie, à chaque redémarrage différente (choix aléatoire de 5 instruments parmi 11, de la tonalité, du tempo, binaire ou ternaire, etc.) ; dans PixelbyPixel chaque pixel de l’écran propose une combinaison musicale différente (les deux éléments de l’algorithme sont la distance de la souris avec le centre et l’angle ainsi formé)…

Tous ces modules interactifs, réalisés en collaboration avec le programmeur Frédéric Durieu, nous mènent à La Pâte à Son, une boîte à musique programmable qui ressemble à un labyrinthe de tuyaux de plomberie dans lesquels circulent des gouttes, notes de musique qui déclenchent des instruments sur leur passage. L’originalité vient du fait qu’à partir d’une mélodie simple on crée une polyphonie complexe, grâce à un système d’aiguillages, de réinjections, d’évaporations… En piochant des éléments sur un tapis roulant et en les disposant sur le damier, on construit progressivement sa propre machine, labyrinthe constitué de tuyaux et d'instruments. On peut jouer dans toutes les tonalités, même des séries dodécaphoniques ! On peut faire varier le tempo, introduire des élisions aléatoires, etc. Des modèles sont proposés pour aider le joueur plutôt que de lui imposer des explications fastidieuses (même si un mode d’emploi est offert à ceux ou celles qui voudraient en connaître toutes les composantes !).

Pour terminer, j’évoquerai le travail réalisé avec le peintre Nicolas Clauss sur le site flyingpuppet.com, et plus récemment pour l’œuvre en 12 scènes intitulée somnambules.net. Je n’y utilise que des instruments acoustiques ou la voix, accompagné également par le trompettiste Bernard Vitet et le violoncelliste Didier Petit. Chaque scène et son prologue obéit à des lois musicales particulières. C’est mon premier long-métrage sur le Net ! Je ne suis d’ailleurs pas certain que le support ne se prête pas mieux aux formes courtes. L’absence de modèle économique actuel sur la Toile et le désir de projeter ces œuvres en grand, dans l’obscurité, dans de bonnes conditions acoustiques, vont nous pousser à nous produire en spectacle d’une part, et d’autre part à nous lancer dans des projets d’installations muséographiques tout aussi interactives, mais instituant de nouveaux enjeux.

Ici comme dans toutes les œuvres citées dans cet article, le spectateur se confond avec l'interprète. L'auteur lui cède le contrôle de son œuvre. C’est une question de générosité : offrir à chacun et chacune le même plaisir que celui que je ressens lorsque j’improvise avec mes instruments. On peut y jouer sans aucun apprentissage ni explication préalables. Cela convient donc à tous les âges. Ce n’est pas sans poser quelques graves questions de fond, car le compositeur le plus confirmé ne produira pas forcément une musique plus extraordinaire qu’un enfant de cinq ans ! En fabriquant ces drôles d’objets, leurs auteurs ont plus souvent visé la surprise que le contrôle, le plaisir du jeu, le plaisir du jouet, le partage.

Sites :
www.drame.org
www.lecielestbleu.com
www.flyingpuppet.com

www.somnambules.net
www.dadamedia.com