Robert Wyatt :
"Terrific CD" (10 mai 2017)

Franpi Barriaux / ÉLU Citizen Jazz (18 juin 2017)
«Tenir entre ses mains un disque de Jean-Jacques Birgé enregistré depuis le début de ce siècle est déjà un événement en soi. Non que l’iconoclaste explorateur du chant des machines et du son des objets n’ait pas enregistré durant cette longue période. Nous l’avions noté, il y a quelques années dans un dossier qui lui était consacré, la majeure partie de sa discographie est désormais en ligne : quatre albums en 2016, et des dizaines de références. Parmi celles-ci, on retrouve la chanteuse danoise Birgitte Lyregaard, dont Jean-Jacques avait parlé ici même et le percussionniste et électronicien Sacha Gattino. Ils forment avec Birgé le trio El Strøm, le courant en danois, curiosité qui mêle la poésie, les langues, les images, les collages sonores dans une lente divagation qui se réclame d’une liberté farouche, où l’humour n’est jamais loin… Long Time No Sea, jeu de mot qui donne le titre au disque rappelle également que si courant il y a, il ne ressemble en rien à un long fleuve tranquille.
Ainsi « Paris », courte description déconstruite en forme de tentative d’épuisement d’un lieu témoigne à la fois d’une grande attention collective et d’une légèreté revendiquée. La voix très souple de Lyregaard, qui peut passer du babil à une scansion parfaite en quelques instants, est le fil d’Ariane d’un voyage imaginaire mise en scène avec soin. Le cinéma pour les oreilles est indubitablement l’une des obsessions de Birgé. Ici, à force de sons acides, de voix troublées quand elles ne sont troublantes, on s’identifie à une superproduction. Les petites virgules colorées exécutées tant par des trompettes à anches et des potentiomètres que par des idiophones et autres tambours, créent un contexte féerique et surnaturel qui s’exprime à merveille dans le long « Sound Castles » qui ouvre l’album. Ce n’est pas anodin ; la pochette où s’étale une rougeoyante flèche en néon est une invitation pressante à passer de l’autre côté du miroir, où l’étrangeté règne sur une étendue de grincements cristallins et de voix mutantes. On pénètre toujours plus loin dans un taillis touffu de tintements, ténébreux mais rarement inquiétant. C’est une chute au ralenti dans l’inconnu avec la certitude d’un atterrissage sans dommages.
Jamais peut-être depuis Un Drame Musical Instantané Jean-Jacques Birgé n’avait fait montre d’une telle gourmandise pour la narration. Il le doit à ses deux compagnons qui marchent du même pas. Lorsque sur « Mécanique Cantiques », Lyregaard souffle un poème aux creux de nos ouïes assaillies d’harmonicas et d’instruments-jouets, il flotte sur Long Time No Sea une douceur enfantine qui se traduit par un goût insatiable pour le jeu, le hasard et le fortuit. Mélangé à quelques parti-pris ésotériques qui ne sombrent pas dans le mysticisme (« Dark Waters », et ses percussions pleines d’écho), il en résulte une œuvre ensorcelante comme un sortilège qu’on ne voudrait rompre sous aucun prétexte. Un monde parallèle dont nul fâcheux prince charmant n’aurait la mauvaise idée de vouloir nous délivrer. C’est impossible, d’ailleurs : le courant est trop fort.»

Louis-Julien Nicolaou / Les Inrocks (12 mai / début juin 2017 )

Les 10 albums de jazz français qu’il faut écouter d’urgence / 6ème du Top10 de la mi-année :

"La première impression est câline : petite boîte à musique et voix douce nous affirmant que la liberté existe, ce que nous sommes tout prêts à croire, comme à n’importe quel conte de l’enfance. Et puis, rapidement, ça se détraque et on décolle vers un territoire sans balises, hors-monde, traversé de transes obsédantes, d’étranges ruminations vocales et tripatouillages qui déconstruisent le sens, déroutent, égarent, ravissent. Le paysage s’élabore en collages et zigzags aléatoires et c’est toute une anarchie fantasque, drôle et vivante à laquelle nous invitent l’expérimentateur compulsif Jean-Jacques Birgé, la chanteuse Birgitte Lyregaard et le percussionniste Sacha Gattino. La musique si neuve d’El Strøm nous vient sans doute d’un lointain futur : la seule chose dont on est sûr, c’est qu’on ne s’y ennuie pas."


Jean Rochard / natomusic (11 mai 2017) :

En 1844, Grandville, inimaginable illustrateur, publie Un autre monde (Transformations, visions, incarnations, ascensions, locomotions, explorations, pérégrinations, excursions, stations, cosmogonies, fantasmagories, rêveries, folâtreries, facéties, lubies, métamorphoses, zoomorphoses, lithomorphoses, métempsycoses, apothéoses et autres choses). Le déroulé complet du titre est celui du plus explicite des programmes ou plutôt des déprogrammes de la plus folle intériorisation à l'extérieur le plus absolu (l'imagination selon Will Spoor).

Dans une mise en scène d'Etienne Mineur, les illustrations d'Un autre monde ornent justement, 173 ans plus tard, le livret du premier album (physique comme on dit de nos jours) de El Strøm, trio constitué de Birgitte Lyregaard, Sacha Gattino et Jean-Jacques Birgé (également mixeur de l'enregistrement). Cela tombe bien, car le dessein d'Un autre monde et ses immanquables sous-titres est aussi celui de ce disque titré Long time no sea, jeu de mots entièrement associable à l'univers de Grandville.

Les trois camarades de luth, troubadours des impossibles, philosophes des tentations avides et joyeuses, en 9 stations, livrent et délivrent autant de formes, autant de détails chantés où le réel scruté n'a qu'à bien se tenir. Les à-coups sont tendres mais déterminés et les frontières facétieusement piétinées. C'est que l'accueil est l'une des multiples qualités des trois baladins. Leurs chansons sont effectivement des points hospitaliers pour qui cherche, des situations riches de petites énigmes pour mieux se libérer, "Approchez-vous même en dormant, délivrez-nous du contretemps" dit l'une des chansons. Qu'ils trifouillent la radio où vibrent de saveurs orientales, à l'évidence, les trois labadens turbulents s'entendent à merveille et cette joie d'être ensemble fait du bien.

Leurs chansons sont des fêtes taquines tintinnabulantes, des loupes qui ne craignent pas l'infiniment petit où tout se révèle ("C'est tout petit, ça veut dire loin, oui mais c'est grand quand tu t'approches"). L'évocation de "Lover Man", la chanson de Jimmy Davis, Ram Ramirez et James Sherman, écrite pour Billie Holiday, surprendra plaisamment en pareil territoire où c'est bien parce qu'il est interdit d'interdire qu'on a grande mémoire. Ah oui, El Strøm signifie "le courant" en danois, ça vous étonne ?

Marie-Noël Rio / Le Monde Diplomatique (octobre 2017) :

La chanteuse Birgitte Lyregaard, l’électronicien et percussionniste Sacha Gattino et l’amoureux du son des objets (entre autres) Jean-Jacques Birgé composent un trio de musiciens hors pair qui s'est baptisé « Le Courant » en danois. Neuf titres ici, dont six avec des textes en français, en anglais, en danois. Tout leur est matière sonore, les instruments (la gamme jouée à deux musiciens est saisissante), la voix, d’une ampleur étonnante, les mots, les machines musicales, les synthétiseurs et les objets... C’est une musique de couleurs, de timbres avant toute chose, qui procède par grands plans rêveurs, qui prend son temps et que des interruptions inattendues, des explosions chamboulent brusquement. Toujours joueuse, à l’instar de « Radio Sandwich », flirtant à l’occasion d’un morceau avec l’ésotérisme, elle se nourrit d’elle-même et meurt de sa propre consomption, créant un monde en soi, enfantin et savant, ou passent des échos de chansons, de musiques de film, de jazz, avec comme un air parfois de Lewis Carroll. Le dernier mot de la dernière chanson donne le mode d’emploi :  « That will speak if only one listens »  (« Ça parlera si seulement on veut bien écouter »).


Niels Overgård / Jazznyt (17 août 2017) :

Det er et helt i gennem bemærkelsesværdigt projekt det her. Franske El Strøm med den danske vokalist Birgitte Lyregaard har udgivet albummet Long time No sea. Her excellerer de i et eksperimenterende lydunivers, hvor almindelige instrumenter blander sig med hjemmelavede instrumenter. Der er det mesterlige nummer Contretemps, hvor Lyreborg på fransk synger/taler henover et pulserende beat, der suppleres med bas og trompet.

Pladen åbner med Sound Castles, der over 23 minutter er et, ja undskyld jeg ikke er mere opfindsom, eventyrslot af lyd. Der er så mange spændende rum vi kommer med på opdagelse i. Birgitte Lyregaard blander fransk, dansk og ikke sprogligt definérbare lyde med sin stemme. Pladen har med rette allerede vakt opsigt blandt anmelderne i det franske. Birgitte Lyregaard er sammen med Jean-Jacques Birgé på theremin, tenori-on, mascarade machine, keyboards, træblæsere, harmonika og jødeharpe og Sacha Gattino på sampler, percussion, zither, harmonika og jødeharpe.

Bertrand D / Les Veilles Musicales (3 juillet 2017) :

Theremin et Blavatskisme
Russie, 1921 : un homme avec une boîte attend dans la salle d’attente. Quand on le fait enfin entrer dans le Saint des Saints du bolchévisme, il installe sa boîte et déplie deux antennes devant un petit homme barbichu, au regard perçant. Des sons éthérés s’échappent de l’appareil, pendant que ses mains voltigent autour des antennes. Lénine approuve.
Léon Theremin fera désormais partie des missionnaires chargés de prouver au reste du monde la modernité du socialisme. Et ça marchera en partie. Le thérémine restera le premier instrument électronique utilisable par des musiciens (contrairement au telharmonium, avec ses dix-huit mètres de long et ses deux cents tonnes…). Et il est toujours là aujourd’hui, après avoir illuminé les musiques populaires, des Beach Boys à Radiohead. Pour preuve cet enregistrement de El Strom (normalement, je devrais barrer ce o, mais j’ai la flemme d’aller chercher dans les caractères spéciaux).

Le trio constitué de Birgitte Lyregaard, Sacha Gattino et Jean-Jacques Birgé (qu’on connaît depuis Un Drame Musical Instantané) ne se contente pas de remettre à l’honneur le fleuron de l’inventivité bolchévique. Il pratique ici le grand écart entre la modernité des échantillonneurs et un primitivisme technologique tout à fait réjouissant incluant guimbarde et ballon. Oui, ballon : vous n’avez jamais essayé de faire de la musique en libérant progressivement l’air coincé dans la membrane ? Mais ne vous y trompez pas : ce disque n’est pas un retour en enfance. L’ambiance de boîte à musique qui ouvre la première plage (Sound Castles, 22’58) ne tarde pas à se détraquer subtilement, au point de tétaniser les pieds qui battaient confortablement la mesure. Mais vos oreilles devraient reprendre pied (je sais, moi non plus je ne vois pas bien à quoi ça ressemble, une oreille qui prend pied) grâce à une mise en espace sonore très travaillée, qui vous donne à certains moments l’impression d’être dans l’atelier. Les textes (en français, danois ou anglais) sont d’un ésotérisme inspiré qui ne renonce pas aux jeux de mots (Mécaniques Cantiques) et qui culmine dans Dark Waters, construit sur un texte d’Helena Blavatsky, tiré de La Revue Théosophique de 1889. Née en Russie en 1831, elle meurt à Londres en 1891, après avoir participé à la fondation de la Société Théosophique. Cinq ans plus tard naîtra Léon Theremin, encore inconscient que ses antennes me fourniront la base de cette chronique.