Compositeur, pionnier de la création musicale sur Internet, Jean-Jacques Birgé réfléchit aux pistes nouvelles du multimédia quant à la manière de fabriquer de la musique. En travaillant sur l’écriture interactive, ce designer sonore nous éclaire sur les potentialités de ce nouveau support.
Jusqu’à maintenant, l’irruption d’Internet dans
notre quotidien culturel n’aura finalement suscité dans le monde de la
musique que de tristes et pauvres querelles de marchands de tapis,
portant principalement sur la redéfinition annoncée des cadres de
diffusion et des modes de distribution de la musique, le mirage
pseudo-libertaire de l’accès gratuit aux œuvres. Avec, en corollaire de
cette dématérialisation progressive du support, la disparition
programmée du disque et de ses métiers, et les problèmes liés de
propriété et de répartition des droits d’auteurs. Rien qui ne sorte en
somme d’une logique purement industrielle et commerciale… Peut-être le
temps est-il venu, dès lors, de s’interroger concrètement sur les
conséquences directes de la généralisation de ce nouvel outil en
matière de création ? Comment Internet, et plus largement le
multimédia, est-il appelé à changer la manière de concevoir et de
fabriquer la musique ? En quoi ce nouveau support paradoxal
peut-il engendrer un art vraiment neuf qui saurait spécifiquement tirer
partie, dans ses formes et structures, de ces avancées
technologiques ?
Ce sont ces questions de fond que nous sommes allés poser à
Jean-Jacques Birgé, cofondateur, au milieu des années 70, de cette
machine à rêves éveillés qu’est le Drame Musical Instantané (DMI),
compositeur et improvisateur « cinématique », agitateur
multiculturel embarqué depuis l’origine dans l’aventure du multimédia
au point d’être reconnu aujourd’hui comme l’un des designers sonores
les plus créatifs de la scène contemporaine. Après Carton (CD-Extra où chaque chanson est complétée par un jeu original) et Machiavel (scratch vidéo interactif réalisé avec Antoine Schmitt), c’est avec le CD-Rom Alphabet
(grand prix Möbius international, prix multimédia SACD, prix de la
meilleure adaptation à Bologne, Mention spéciale au Salon du livre de
jeunesse), créé avec Murielle Lefèvre et Frédéric Durieu d’après le
livre de Kveta Pacovska, que Birgé ouvre réellement de nouveaux
horizons en travaillant spécifiquement sur l’écriture générative et
interactive au cœur du processus multimédia. Petite plongée propective
dans une musique pour le troisième millénaire.
Jean-Jacques Birgé —
Ce serait réducteur d’évoquer la révolution musicale en cours du simple
point de vue d’Internet, sans revenir de façon plus générale sur les
possibilités encore mal exploitées du multimédia, auquel il est de
toute façon très intimement lié. Si on reprend tout à la base, en amont
d’Internet, le médium interactif qu’est le CD-Rom a d’ores et déjà
ouvert aux artistes les deux grands espaces de recherche
expérimentale que sont le génératif et l’interactif. Ce qu’on
appelle le génératif, c’est quand la machine travaille toute seule — ce
qui, en matière de musique, peut se traduire, par exemple, par un
logiciel qui fait que chaque fois que l’on se connecte à un site, on
obtient une interprétation différente ou aléatoire de la même
composition — et cela de façon illimitée. Ça devient interactif quand
le rôle de l’utilisateur induit ces modifications — ce n’est plus la
machine seule qui joue, mais l’internaute devant son ordinateur qui,
par ses manipulations, intervient concrètement sur le processus de
création, sur la forme de l’œuvre… Dans cette logique nouvelle, chaque
écoute active peut alors devenir une interprétation inédite, chaque
utilisateur devient un nouvel interprète et non un simple spectateur…
Ce type de créations expérimentées sur CD-Rom, aujourd’hui que le débit du Net le permet avec le câble et l’ADSL (les lignes à haut débit),
plus rien ne s’oppose à ce qu’elles se retrouvent en ligne. La
véritable spécificité technique du Net, qui commence d’être explorée,
c’est tout ce qui concerne la mise en réseau : plusieurs
musiciens, aux quatre coins de la planète, peuvent dorénavant jouer
ensemble au même moment via le Net. Il est aujourd’hui très
concevable de monter un groupe “ live ” entre New York,
Paris, Berlin et Tokyo. Je cite ces villes à dessein parce
qu’évidemment, Internet laisse pour le moment en plan tous les pays
pauvres ou en voie de développement. Internet est le médium des
nantis : il faut des ordinateurs, des connexions, beaucoup
d’argent… Il faut quand même le préciser parce que l’idéologie Internet
d’un village global relié en permanence qui annihilerait, d’un coup,
toute différence sociale et culturelle, c’est quand même la
dernière utopie des pays riches et, à l’intérieur de ces pays, des
classes les plus aisées.
Si on remonte un peu dans cette préhistoire
récente, quelles ont été les créations marquantes en matière de
multimédia qui aujourd’hui font figures de pionnières ?
Il faut bien comprendre, en préalable, que
le multimédia est totalement assujetti à une logique libérale et
commerçante, ce n’est pas du tout le médium marginal et alternatif
qu’on voudrait faire croire. Même s’il y a des gens qui s’en servent de
manière inventive et tentent de le détourner de ses préoccupations
purement mercantiles, actuellement ce n’est qu’une extension de plus du
champ d’action de la société du spectacle. En matière de musique, le
premier CD-Rom qui a marqué son monde est Puppet Motel de
Laurie Anderson et Hsin-Chien Huang , au milieu des années 90. C’est le
premier CD-Rom d’auteur qui créait un univers extrêmement original à
partir des spécificités du médium, en jouant avec ses outils propres
(le curseur de la souris n’était pas apparent, par exemple). Là, j’ai
vu pour la première fois un objet martien qui m’a donné envie de me
lancer dans cette aventure. Mais il faut savoir que Voyager, la boîte
américaine qui a fabriqué et distribué cette œuvre de Laurie Anderson,
a fait faillite, et qu’il y a aujourd’hui de moins en moins d’éditeurs
qui osent se lancer dans la création.
Plus récemment néanmoins, il y a eu ShiftControl
d’AudioRom, CD-Rom un peu techno et jungle à base de jeux musicaux fait
par des Anglais, et celui de l’INA-GRM réalisé par Olivier Koechlin,
sur le monde de la musique électroacoustique qui, parallèlement à une
évocation historique riche en sources sonores, contient une sorte de
petit laboratoire de très grande qualité... Pour ma part, j’ai conçu
trois œuvres multimédia, Carton avec Bernard Vitet, Machiavel du Drame Musical Instantané, qui est un objet vidéographique, et Alphabet (qui devrait bientôt être mis en ligne). Tous ces objets sont extrêmement isolés dans la production de CD-Roms.
En quoi le multimédia a-t-il influé sur les formes de la création ?
Le médium a déjà produit des œuvres en les orientant selon ses
spécificités. En premier lieu, le poids, le nombre de mégas des
fichiers (et sur Internet, on est très exactement dans ce type de
configuration), a imposé de fabriquer la musique à partir de boucles.
On s’est mis donc à penser et à composer à partir de ces contraintes.
Moi, en tant que sound designer,
on me demande régulièrement des boucles de trois ou quatre secondes de
façon à générer une ambiance — la durée peut aller jusqu’à vingt,
trente secondes, jamais plus. Ça implique bien sûr une nouvelle façon
d’écrire la musique.
Peut-on avoir quelques exemples précis de création originale en ce domaine ?
Alphabet,
notamment, a beaucoup exploré cette relation. C’est un jouet avec 26
lettres et 54 tableaux qui permet d’inventer autant d’interprétations
qu’il y a d’utilisateurs de la musique que j’ai pu écrire. On peut, par
exemple, se fabriquer une boîte à musique programmable avec la lettre
Q, en choisissant ses modes. Le L est une sorte d’écran à la Paul Klee,
avec des carrés qui montent et qui descendent, d’autres qui traversent
l’écran de gauche à droite et de droite à gauche — et lorsqu’une ligne
horizontale croise une ligne verticale, ça déclenche un son. Par
ailleurs, le haut de l’écran cache un violon, le milieu un alto, et le
bas un violoncelle, et, de gauche à droite, les notes sont de plus en
plus hautes (il y en a quinze, c’est un mode). Donc en fonction du
joueur, suivant l’endroit d’intersection des lignes horizontales et
verticales, en traçant des lignes et en se promenant avec la souris sur
l’écran, on va sélectionner ses notes et tout simplement inventer,
composer son propre trio à cordes. Encore une fois, il faut le
vivre : c’est très instinctif et ludique comme processus.Mais il
peut y avoir une dimension quasi pédagogique dans cette relation
directe entre image et sons : les structures musicales tout à coup
apparaissent plus évidentes, plus fragrantes, une représentation
picturale d’une composition musicale lui donne une nouvelle lisibilité,
de même que certaines formes chorégraphiques peuvent aider à saisir une
œuvre.
C’est pourtant très paradoxal par rapport au
discours idéologique associé habituellement à Internet, qui proclame
partout qu’on va vers une connexion généralisée.
On va vers une connexion généralisée, mais c’est du 1+1+1+1… Ce qu’on
perd effectivement, c’est la dimension collective. En contrepartie, on
gagne une certaine forme d’intimité, de concentration. Et ce sont des
paramètres qu’il va falloir dorénavant intégrer dans la création de
nouvelles œuvres. On perd une certaine communion mais, en revanche,
l’utilisateur tend à échanger son statut de simple spectateur contre
celui d’agent actif de l’œuvre. Jusqu’ici, il y avait le compositeur,
l’interprète et l’auditeur ; aujourd’hui, on peut imaginer
confondre l’interprète et l’auditeur. Tout ce qu’on perd d’un côté, on
peut considérer qu’on le gagne de l’autre. Pour ma part, je prends
autant de plaisir à continuer de jouer en concert avec des musiciens
qu’à me retrouver face à une machine, avec un programme dans un rapport
de 1 à 1…
Est-ce que ce n’est pas aller dans le sens
d’une certaine démagogie, qui donnerait l’illusion que tout le monde
peut être musicien ?
Non, parce que si c’est bien
programmé, ça reste ma musique. Je ne dis pas que chacun peut faire de
la musique, je ne dis pas que chacun peut jouer ma musique, je dis que
chacun peut “ jouer avec ” ce que j’ai écrit. Je choisis les
timbres, les hauteurs, l’interface, le type de relation entre l’image
et les sons, ainsi que les modes physiques de répulsion, d’attraction,
d’élasticité, de gravité à l’origine des sons… Tout ce travail de
composition reste “ mon œuvre ”.L’objet multimédia permet
ensuite à cette composition de livrer une facette d’elle-même chaque
fois différente en fonction de la personne qui en jouit. On sait depuis
toujours que chaque spectateur réagit à sa manière, avec sa culture, sa
sensibilité, à une œuvre ; mais cette infinité de perceptions,
jusqu’à aujourd’hui, n’avait pas de conséquences directes sur la forme
de l’œuvre. Il suffit de voir des gens jouer avec Alphabet ou la partie interactive de Machiavel :
suivant l’âge, la culture de ceux qui s’en servent, j’ai découvert des
parties de mon travail que je n’avais même pas imaginées en amont. J’ai
bien reconnu mon œuvre, mais sous des facettes qui m’étaient
étrangères… Ça, c’est fascinant. Il y a une phrase d’Eisenstein qui
résume très bien ce que le multimédia peut apporter de vraiment
neuf : “ Il ne s’agit pas de représenter à l’attention
du spectateur un processus qui a achevé son cours, mais au contraire
d’entraîner le spectateur dans le cours du processus. ” C’est dans cette direction qu’il faut chercher.
En résumé, vous choisissez résolument d’être positif face à cette révolution.
Le gros problème d’Internet, c’est le contenu. Ce
n’est pas parce que les gens ont tout à coup les moyens de communiquer
avec le monde entier qu’ils vont, du jour au lendemain, avoir plus de
choses à raconter. Ce dont on a besoin, c’est d’artistes qui ont des
choses à dire et qui inventent des manières nouvelles de les dire, en
adéquation avec ce nouveau support. Un artiste, c’est quelqu’un
qui réfléchit son époque dans une sorte de miroir déformant, de
prisme critique. Internet manque à ce jour de vision critique, il se
contente de promouvoir et de diffuser les schémas idéologiques du
capitalisme. La musique sur le Net, aujourd’hui, c’est principalement
les sites MP3 et leur logique de commercialisation, totalement au
service d’œuvres très formatées, tant dans leur forme que dans leur
durée, et promues ailleurs, sur les radios, à haute dose. Internet
n’est pas un modèle d’alternative : c’est simplement un endroit où
l’on peut, où l’on doit résister pour ne pas en laisser l’usage
exclusivement aux marchands. Mais ce médium est jeune, des tas de
jeunes créateurs travaillent en ce moment dans les écoles de beaux-arts
à des œuvres potentiellement très intéressantes… Il faut leur donner le
temps. On peut déjà trouver en ligne des sites qui proposent des petits
jeux musicaux interactifs assez malins, où on peut avoir un début
d’idée des potentialités de ces nouveaux outils. Je pense par exemple
au site www.pianographique.com où, sous chaque touche du clavier, il y
a un sample, ce qui permet de se fabriquer ses propres remixes. Ça ne
prétend pas engendrer de grandes œuvres, c’est juste une façon nouvelle
de “ jouer ” de la musique. C’est au niveau du simple plaisir
que ça se situe. C’est vrai qu’aujourd’hui, ces prototypes ne
parviennent pas à générer toute la gamme d’émotions et de réflexions
que peut procurer la lecture d’un livre. On en est aux balbutiements.
On est trop sur la curiosité, le réflexe, la violence. Il faut
travailler à créer des objets multimédia qui produisent des sentiments
complexes : le rire, la peur, le désir… Ça viendra.