Oh! comme orteil

Ça fait très mal. La première fois je me le suis retourné sur mon oreiller. C'était un matin. Je dormais. Je dormais tard à cette époque-là. Je n'avais pas encore d'enfant. Je vivais seul. En fait je vivais en communauté. C'était un matin. Il était dix heures. Et le téléphone a sonné. Tous ceux ou celles qui me connaissent savent l'importance que revêt chez moi cet appendice. Je parle du combiné, alors en Bakélite noire. A la maison on savait qu'en cas d'anoblissement par la reine il figurerait en bonne place sur mon blason. A côté d'un gigot sur fond de portées avec deux marges perforées type pellicule 35mm.
Réveillé en sursaut, je me précipitai donc pour plaquer le téléphone, bien qu'aucune mêlée ne se soit jamais présentée autour de cet instrument. Ma chambre en était comme par hasard la plus proche. Je me glissai d'un bond hors des draps, alors toujours parfaitement bordés. Je vivais seul je l'ai déjà dit. Par malchance mon petit orteil se prit dans mon oreiller, quatre doigts d'un côté et le riquiqui de l'autre, à l'équerre ! Sans réfléchir je l'attrapai vigoureusement et le redressai. N'empêche qu'il était trop tard. Cassé, foulé, entorsé, que sais-je et ne le saurai probablement jamais, à quoi bon savoir si l'on n'y peut rien faire ! Ridicule et effroyablement douloureux.
La deuxième fois c'était le pied, d'un fauteuil. La troisième, je me souviens seulement que c'était juste avant le Festival d'Avignon... je me revois marcher dans les rues de la cité des papes, comme un évêque, style hémorroïdaire. J'ai fait les deux créations du Drame dans cet état. Nous jouions Vie et mort de notre Seigneur Jésus Christ, une chromo noir et blanc produite par Charles Pathé en 1913, et L'X mystérieux du Danois Benjamin Christensen, le réalisateur de La sorcellerie à travers les âges, nous accompagnions en direct ces deux films muets, en plein air dans un cloître. Malgré cette magique accumulation il n'y eut pas de miracle. Je me revois arpenter les ruelles en sautillant. J'avais acquis le coup de main. Le coup de pied était évidemment prohibé. J'avais eu du nez l'année précédente en achetant une canne à Saint-Jean-Pied-de-Port, comme son nom l'indique. Depuis, chaque fois, dès le choc initial passé, je monte ou fais chercher au grenier celle qui va m'aider à marcher, en biais. Je l'adore. Elle est d'un bois léger. Des formes floues ont été dessinées à la flamme. La crosse aplatie la rend agréable à manier. J'avais heureusement choisi le modèle à bout caoutchouté. Plus tard lors d'éventuelles promenades en montagne regretterai-je de n'en avoir pas également acquis une à crampon ? Cette fois-là ça devait être mon vieux fauteuil à roulettes en Skaï vert. Celui d'aujourd'hui n'est pas plus joli, mais il est plus confortable, il est ergonomique, sauf pour le petit orteil gauche, toujours le même. Il a cinq roulettes, cinq chances de se le briser menu, si on a comme moi l'habitude de se balader pieds nus. J'essaie pourtant d'y penser le plus souvent possible. J'enrage, mes sandales étaient rangées à côté du fauteuil fatal, le même que la cinquième fois. La quatrième j'avais marché dans le noir sur un jouet que ma fille avait laissé traîner au milieu de sa chambre. C'est souvent arrivé à cette époque, lorsqu'il fait chaud. J'avoue anticiper mon O comme, nous sommes en juin 1993, et j'écris tout ça avec l'espoir d'oublier la douleur en la décrivant méticuleusement.
Ça brûle. Si j'y touche ça pique , terrible, un éclair qui foudroie l'arbre droit. Je n'y touche pas. C'est le supplice de l'étau. L'orteil est lourd. Ça brûle. Tout à l'heure j'y ai mis de la glace, jusqu'à ce qu'elle fonde. La cryogénie il n'y a que ça de bon. Le gros sel et l'eau chaude font gonfler le pied, maintenant je le sais. La pharmacopée est de peu d'utilité, j'essaie la littérature analytique. Devenue sujet, la douleur est plus lointaine. La nuit elle me tenaille, c'est comme un coup de marteau qui finirait en point d'orgue ad lib. Têtue, elle choisit de ne s'arrêter qu'avec le sommeil. Je dors en dents de scie, sur le dos, le pied hors des draps...
J'ai passé ma nuit à décrire la douleur. Tant pis pour le O je n'ai rien écrit, j'étais concentré sur le poids de l'air, trois centimètres au-dessus du doigt. Malin, je garde des adjectifs pour la nuit prochaine.
L'important est de se détendre. Comme lorsqu'on a froid, ne pas se contracter. Au bout de quelques minutes marcher sur des graviers transforme le supplice en délicieux massage. Certains dansent sur les braises. Ces expériences amusantes sont pour moi bien compromises ce matin. Je souhaite sincèrement que ces conseils puissent un jour vous éviter le rhume, les larmes ou l'asile.
Passé le problème de la douleur pédiculaire, faisons comme si, mais que font donc les endorphines, il faut s'occuper du reste du corps. La position adoptée pour avancer, la canne à droite et tout le poids sur l'intérieur du pied opposé, risque de me bousiller le dos qui, chez moi, est beaucoup plus fragile que l'orteil. Il faut bien que je sorte de temps en temps de sous ma cloche de verre ! Je m'y fais beaucoup moins bien qu'un fromage. Encore que là j'ai des raisons d'en faire tout un. Et les psys en herbe de me demander qu'est-ce qui me casse les pieds, de quoi m'en veux-je ? Je réponds qu'il faut bien que ça sorte, et même si je comprends ça me fait une belle jambe.
Enfin, voilà donc les risques de travailler chez soi. J'attaque souvent la matinée nu au studio, avant le petit déjeuner et la toilette. J'enfile un peignoir vers dix heures avec la première visite. Évidemment je n'aime pas les chaussures à l'intérieur. J'ai des babouches, des sandales, des chaussons chinois, mais à la moindre négligence, paf. Ça fait mal...
Faisons maintenant un saut, à cloche-pied, jusqu'en avril 1994. Ça va beaucoup mieux, le pied, on s'en serait douté. J'ai mal au dos, c'est bien la quarantième fois que je me le coince. La première fois...