L'oncle de Françoise a survécu au génocide arménien de 1915. Les paysans turcs, qui ne pouvaient pas avoir d'enfant ou qui avaient besoin de main d'œuvre, adoptaient les garçons ravis à leurs parents. À Trébizonde, le père de Giraï, négociant en tabac, a été pendu à la cave, le bébé a été étouffé, sa mère s'est cachée pendant deux ans derrière une commode aménagée chez des amis. Elle a laissé filer son fils pour lui sauver la vie. Le petit s'est retrouvé à garder des vaches dans la montagne. Au passage de l'armée russe, les soldats montrèrent des photos aux gamins. Giraï aurait reconnu ses parents sur l'une d'elles. Récupéré par un oncle à Batoum et envoyé seul sur un cargo vers Constantinople, il ne retrouvera sa mère que quatre ans plus tard. Dans ce qui deviendra Istamboul, on ne persécutait pas les Arméniens comme en Anatolie. La mère et son fils fuirent à Paris, où ils vivront ensemble dans une toute petite chambre, même après la naissance de Rose en 1927. Rosette a dix-sept ans d'écart avec son frère.
Giraï, bien qu'il ait été freiné par le bris du col du fémur, est toujours aussi drôle, taquin et passionné par le monde en mouvement. Il y a encore deux ans, il grimpait toujours la côte à vélo, fomentant de nouvelles inventions vélocyclistes qu'il comptait faire breveter au Concours Lépine à Paris. Il déteste se sentir assisté, ayant très tôt compris que sa longévité dépendait de son agilité, intellectuelle et physique. Giraï (Gérard en arménien) a toujours préféré marcher plutôt qu'on le raccompagne chez lui en voiture. Et tandis qu'il trotinne, il fredonne des chansons des années 30-40, que dis-je fredonne, chante à tue-tête avec un trémolo à donner le vertige, pour exercer sa mémoire. Les jambes et la tête, gages de mobilité !
Cela m'amuse toujours qu'il m'appelle "mon petit", me renvoyant au paradoxe de l'âge. Il se passionne pour les nouvelles technologies, la mémoire des ordinateurs, la qualité des images numériques... Même s'il avait acheté deux magnétophones à bande, dès 1955, pour correspondre avec Françoise et Anny qui vivaient avec leur mère et leur grand-mère à Marseille, ce n'était pas sa sphère d'intervention. Il avait vendu des journaux à une terrasse de café de la Porte de Montreuil fréquenté par tous les gitans. Rosette se souvient bien de Django Reinhardt. Refait à neuf avec des fauteuils en skaï, le café fut déserté. Giraï livrait ensuite les kiosques le dimanche. Lorsqu'Adriana, la nièce de Françoise, est venue avec la décapotable de son père, Giraï n'attendait qu'une chose, aller faire un tour sur le port et le long de la plage. La capote automatique, encore plus que le GPS, le fascine comme le reste de nos gadgets électroniques. Il y a trois ans, je lui avais demandé quel était le plus beau moment de la vie. Il répondit sans hésiter "la jeunesse" et que s'il avait su alors ce qu'il avait appris depuis... Impatient, je le coupai, comme cela m'arrive souvent : "Tu serais une bombe ?!". "Non non non", hocha-t-il, "tout en délicatesse !".
Françoise a tourné une quantité de cassettes vidéo avec et sur Giraï qui serviront très probablement au prochain film qu'elle prépare.