Cela fait du bien de se retrouver dans un quartier plus humain. Ici, à Crown Heights (Brooklyn), les rues ressemblent à celles que filmait Spike Lee dans Do the Right Thing. Les blacks s’assoient sur les marches de leurs perrons. Il y a une douceur de vivre que Manhattan a perdue depuis qu’elle est aux mains des yuppies (jeunes pros urbains) et des spéculateurs immobiliers. De grands gars jouent au basket sur les aires de jeu, des mamas vendent de vieilles fringues et des gâteaux bourratifs devant leurs maisons (garage sale), sous les arbres des jeunes roulent des mécaniques en se faisant photographier par leur famille en costume d’étudiants aux couleurs de leur université, et puis les écureuils sont moins speed… Combien de temps cela durera-t-il avant que la folie immobilière gagne le coin ? À Manhattan, pour l’équivalent de 3000 euros, on peut louer un deux pièces minuscule. Comme ailleurs, les jeunes désertent le centre et investissent les banlieues proches. Williamsburg ressemble déjà à ce qu’est devenu downtown, entre le Quartier latin et le Marais. Dans notre nouveau quartier, les maisons, souvent louées par des familles afro-américaines à des propriétaires juifs, ont gardé le cachet d’antan. Mais les artistes (blancs, of course), écrivains, musiciens, peintres, cinéastes, qui ont toujours apprécié Brooklyn, s'étalent sur les quartiers noirs qui risquent de changer dans les dix prochaines années.


Hier soir, nous sommes descendus à la Brooklyn Academy of Music assister à un spectacle de Mikel Rouse, The End of Cinematics. La scénographie était époustouflante comme souvent chez les Américains, un sens de l'illusion et de la mise en espace que j'avais pu déjà admirer il y a six ans aux Studios Universal de Los Angeles avec le show Terminator 2, non je ne rigole pas, c'était fantastique, effets 3D, la moto qui rentre et sort de l'écran, l'écroulement des gradins, les gouttelettes qui giclent sur le visage... Bon là nous étions très loin de cette majestueuse attraction foraine, mais les chanteurs évoluant entre deux écrans étaient totalement intégrés aux projections. Le point faible, c'est que le reste était catastrophique. Les acteurs étaient raides, ça n'avait aucun sens (à ne pas confondre avec le non-sens, hélas), c'était creux, et la musique était un clone entêtant de Laurie Anderson et Steve Reich. C'était vraiment trop bête, un concert avec danseurs se tenait de l'autre côté de la rue pour le 70ième anniversaire de Steve Reich, mais nous n'avions pas pu obtenir de places. Sold out !
Alors j'ai eu l'idée de nous y faufiler à l'entr'acte qui se terminait comme nous passions devant ! Il y a toujours des spectateurs qui s'en vont. Ainsi nous avons pu assister à la seconde partie, magnifique comme toujours avec Reich. La chorégraphie d'Akram Khan accompagnait les Variations pour vibraphones, pianos et cordes, un moment magique qui remontait le niveau de la soirée. Nous avons raté Rosas dansé par Anne Teresa de Keersmaeker sur Fase, un montage de pièces des débuts de Reich, mais la présence du London Sinfonietta sur la pièce de 2005 m'hypnotisa comme chaque fois avec le seul véritable génie de l'école minimaliste. La première fois, c'était au début des années 70 au Musée Galliera, Four Organs et Phase Patterns. Je me souviens que nous étions assis à côté d'Aragon et de ses minets. Sur scène, les musiciens étaient Reich, Philip Glass, Jon Gibson... Plus tard, un concert avenue de Wagram, deux musiciens jouaient chacun une mélodie, mais on pouvait en percevoir quatre par le croisement des harmoniques... La création en France de l'un de mes préférés, Different Trains, par le Kronos Quartet, reste un des moments les plus émouvants de ma douloureuse carrière de spectateur. J'écoute inlassablement le cd. Nous étions ensuite allés dîner chez Bofinger avec leur premier violon, David Harrington, mais le courant n'est pas passé. Nous avions probablement eu les yeux plus gros que le ventre. Je parle de musique, pas seulement de gastronomie.
Mais ce soir, la lune était pleine au-dessus de Brooklyn...