lundi 27 novembre 2006
Houellebecq Malentendu
Par Jean-Jacques Birgé,
lundi 27 novembre 2006 à 11:25 :: Musique
À fréquenter une personne aussi controversée que Michel Houellebecq, on s'expose aux critiques de ceux qui ne l'ont pas lu et l'on est confronté à ses propres réserves sur ce que l'on peut ou non révéler de sa réalité.
En mars 1996, Claude Guerre me demande d'accompagner musicalement Michel Houellebecq, lui-même sollicité par André Velter. Sur leur suggestion, je fais équipe avec la soprano Martine Viard pour Les Poétiques, émission enregistrée en public au Théâtre du Rond-Point et diffusée sur France Culture. Michel m'avoue avoir été mort de trouille. Nous improvisons avec succès, mais le résultat de ce Sens du combat, édité en CD par Radio France, ne nous satisfait ni l'un ni l'autre. Je suis fasciné par la beauté et l'actualité de la langue, ce que Céline appelle le style. Nous sympathisons et décidons de recommencer l'expérience. Je me souviens de la fragile lucidité du poète tandis que nous roulons devant la gare Montparnasse. Il vient d'apprendre que son travail est récompensé par le Prix de Flore. Michel est alors aussi inconnu que n'importe quel poète. Il a aussi publié le sinistre Extension du domaine de la lutte que je lirai hilare. On raconte que Kafka s'étranglait de rire lorsqu'il faisait des lectures publiques du Château perché sur un tabouret ! La France se préoccupe peu de poésie, les rayons disparaissent aujourd'hui des librairies. Les Inrocks comprennent les premiers l'importance de sa plume, ils aideront à sa reconnaissance.
Quelques mois plus tard, pour leur 10ème anniversaire, nous préparons un duo intitulé ''Établissement d'un ciel d'alternance" dont la création nous est commandée à la Fondation Cartier, en première partie de Patti Smith ! Dans le texte que Michel vient de rédiger pour le livret du nouveau CD qui me préoccupe (sortie début 2007, disques GRRR), il raconte très bien la représentation au milieu des perruches. Je passe. Au même programme, jouait l'ami Pierre Bastien avec sa trompinette et ses machines en Meccano. J'ai enregistré nos répétitions en duo au Studio GRRR ; la première d'entre elles fait l'objet d'un album sur lequel nous travaillons en ce moment. J'aurai mis dix ans à me décider à le publier. Entre temps, Michel est devenu l'écrivain le plus en vue de la scène littéraire et ses propos font scandale dans les tabloïds dédiés au genre.
Nous avons continué un moment à jouer cet Établissement d'un ciel d'alternance, textes issus du Sens du combat et de La poursuite du bonheur, musique en solo comme je ne me suis jamais exposé. Aux Instants Chavirés, où Agnès Desnos projette des images nocturnes autoroutières. Au Glaz'art, deux ans plus tard, lors du lancement de Machiavel. Cette fois, nous sommes accompagnés par Bernard Vitet à la trompette, Philippe Deschepper à la guitare, Étienne Auger à la drumbox (c'est Étienne qui réalise actuellement le livret de notre nouvel album), DJ Nem aux platines... Sont également présents les guitaristes Hervé Legeay et Jean-François Pauvros, le violoncelliste Didier Petit, le contrebassiste Olivier Koechlin, le trombone Yves Robert, Elsa chante Cause I've Got Time Only For Love, Bernard dit un poème de Michel à la demande de sa femme, Antoine Schmitt fait danser sa Vénus interactive, Didier Silhol danse au milieu du public serré comme des sardines. Last but not least, l'écrivain Alain Monvoisin fait une prestation rock'n roll que je n'aurais pas dû oublier lors de la première mise en ligne de ce billet. Nous refusons près de deux cents personnes dont la journaliste de Libération qui s'en ouvre dans ses colonnes. Énorme succès, mais je suis en colère contre Michel qui a vidé une demie bouteille de whisky dans les loges pour se donner du courage. Il est incapable de faire passer l'émotion de son texte. Nous ne nous reverrons que huit ans plus tard. Le pouvoir magique de notre collaboration se vérifie aujourd'hui. Michel me confiait hier que l'enregistrement de notre "poème symphonique" lui avait valu quelques jolis succès auprès de jeunes filles. Pas plus tard que... Michel aime le sexe, il l'a beaucoup écrit. Je me risque. Miches, elles, où est le bec ?
L'athée pratique l'exorcisme. C'est un être sensible, écorché vif, ne correspondant absolument pas à l'image reproduite par les médias. En dix ans, sa notoriété ne l'a pas changé d'un pouce. La mise en bec de sa cigarette ressemble au geste d'un lycéen qui s'est perpétué avec le temps. Je n'ai jamais rencontré de personnalités publiques plus intègres que le poète. J'écris poète comme Cocteau se disait poète quel que soit son domaine d'intervention. Houellebecq est écrivain lorsqu'il écrit des romans, il devient aujourd'hui cinéaste, abandonnant la plume sauf en de rares occasions. Il peut être photographe, essayiste ou je ne sais quoi. Lui non plus, il ne sait pas. Une bonne façon d'échapper aux petites boîtes dans lesquelles vous range la presse. Michel m'avoue que ses provocations furent toujours émises dans l'impatience et l'énervement suscités par les questions des journalistes. Il dit parler trop, plus à l'aise sur sa messagerie électronique qu'au téléphone ou de visu. Il rêve d'un beau papier, nacré ou velouté. Il se plaint aussi des pressions des éditeurs, toujours plus fortes à mesure que sa notoriété augmente. Crainte de procès du service juridique. "Allez Michel, changez le nom d'untel, ça ne va pas bouleverser votre roman !" Absence d'intérêt de leur part pour les produits dérivés. La poésie ne se vend pas, du moins en ont-ils décidé ainsi. Tirage de 1500 exemplaires contre 400 000 vendus en France du dernier roman, La possibilité d'une île. Comme nous évoquons le film qui est en préparation, il me demande de ne pas lire le roman. Ce sont deux choses trop différentes.
Nous élaborons ensemble notre disque en duo. J'ai ajouté une pièce instrumentale composée avec Bernard Vitet qui produit le même dynamisme léthargique que le "poème symphonique" avec Michel. J'ai écrit "slam" pour sa prestation vocale, ça lui plaît beaucoup. Je me laisse porter par la musique des mots et l'évocation cinématographique des sons électroniques. Établissement d'un ciel d'alternance fait irrésistiblement penser à un gros pétard. Michel dit que ça fonctionnerait bien avec. J'affirme qu'il nous en dispense, tant on se laisse bercer et entraîner dans une étrange langueur hypnotique. On plane. Je nous imagine allongés sur le dos, admirant les nuages, tels Ninetto Davoli et Toto dans l'admirable court métrage de Pier Paolo Pasolini, Che cosa sono le nuvole ?
Nous sortons dans le jardin. J'enclenche la minuterie de l'appareil photo. Nous choisirons une autre image que celle-ci. Michel préfère les feuilles.