mercredi 8 avril 2009
Kréyol Factory, black and proud
Par Jean-Jacques Birgé,
mercredi 8 avril 2009 à 00:28 :: Expositions
À l'entrée de Kréyol Factory qui se tiendra jusqu'au 5 juillet à la Grande Halle de la Villette, je suis saisi par une citation de Patrick Chamoiseau qui éclairera ma visite de l'exposition : Quand les colons européens parvinrent aux Antilles, ils trouvèrent des Caraïbes, des survivants arawaks. Débarquant, le premier geste de ces "Découvreurs" fut de reproduire l'esprit-village continental : planter drapeau et croix, prendre possession du sol, nommer, poser chapelle, dresser fortins, installer une souche de peuplement. Cette pratique s'opposera à celle des Caraïbes. Pour ces derniers, les îles n'étaient pas des isolats, mais les pôles d'un séjour archipélique au long duquel, de rivage en rivage, au gré des événements, des fêtes et des alliances, ils naviguaient sans cesse. Leur espace englobait l'archipel et touchait aux lèvres continentales. Pour eux, la mer liait, et reliait, précipitait en relations. Le colon européen, lui, se barricade dans l'île : rival des autres fauves colonialistes, il élève des remparts, dessine des frontières, des couleurs nationales, il divise, s'enracine, confère force religieuse à son enracinement : il crée un Territoire. Il scelle dans sa tête les barreaux de l'exil. Loin de sa source natale, il se vit à l'écart, et fonde l'acceptation dominante de l'insularité.
Une soixantaine d'artistes contemporains réfléchissent l'histoire de la créolisation, de la colonisation à l'exploitation. L'actualité la plus brûlante, avec, entre autres, la grève guadeloupéenne, renforce d'autant l'affirmation d'une culture forte, résistante et critique. C'est l'anti-Quai Branly. Les cris de rage s'opposent aux collections du musée colonial. Ici les œuvres jouent du sac et du ressac, les vagues ravivant les racines amérindiennes, l'esclavage et la misère. L'Océan indien aussi a fourni son lot de déracinés. Après ces traversées, l'exposition attaque directement au nœud freudien de la virilité en abordant le trouble des genres, comment se transmet une culture, puis comment elle se rêve... Passé l'évocation des tribus arawaks massacrées, l'Afrique s'exporte dans les mythes du vaudou haïtien et les rythmes du calypso et du gwo-ka. Le métissage et les mélanges marquent les "Nouveaux Mondes" de leur empreinte. Il n'y a pas que les Caraïbes, au-dessus des océans les étoiles dessinent d'étranges figures qui relient la Réunion, l'île Maurice, la Guyane et les grandes métropoles où les communautés ont parfois élu nouveau domicile, un "chez soi - de loin".
La plupart des œuvres sont magnifiques et nous permettent de découvrir des artistes majeurs trop peu exposés. Quelle claque si l'on compare avec les insipidités des récentes expositions contemporaines ou les galeries prétentieuses qui ne font que nous renvoyer à la vacuité d'un mondialisme stérilisant ! Nous sommes loin du Trocadéro et de la Maison Rouge... Sobre et élégante, la scénographie de Raymond Sarti fait ressortir les couleurs qui nous explosent à la figure. La déambulation est remarquable, nous laissant glisser d'île en île sur les rouleaux d'une vague de carton où flottent de gigantesques containers de tôle ondulée. Il me manque les sons que ce bouquet de fleurs paradisiaques ou vénéneuses suscite en moi et qui auraient permis que nous décollions littéralement. Les textes peints sur les murs remplissent ce besoin, et il faudra évidemment que j'y retourne pour voir les films projetés dans les tours de zinc, pour relire les voix de Aimé Césaire, Édouard Glissant, Stuart Hall, Daniel Maximin, Raphaël Confiant, Françoise Vergès, Frantz Fanon ou Chamoiseau, pour m'imprégner des pièces que j'ai négligées à ma première visite. Je garde en mémoire la forte émotion produite par les centaines de tongues ramassées sur la plage et serties de fil de fer barbelé de Tony Capellan, la beauté des tableaux de Marcel Pinas composés d'ustensiles de cuisine, la violence des 210 000 douilles qui transforment en ruche mortelle la carrosserie de Limber Vilorio, la tête contre les murs de Jorge Pineda, les photos transgenres de Lyle Ashton Harris, le bateau de Jean-François Boclé dans l'obscurité d'un fond de cale et les 33 figures de femmes accrochées de Belkis Ramirez... Toutes les œuvres, récentes, témoignent de la vivacité de ces cultures fortes qui assument leur passé tragique les yeux fixés sur un avenir entièrement à inventer. L'ensemble est une des expositions les plus politiques que j'ai eu l'occasion de voir depuis longtemps.