Enfant, mes parents me parlaient souvent de Roland Toutain, un ami acteur et cascadeur qui rêvait plaies et bosses. Il faisait de la voltige, se promenant sur l'aile de son avion à hélices et se balançait dessous au trapèze. Ses 97 fractures et une jambe amputée ne l'empêchaient pas, après un déjeuner bien arrosé, de grimper au premier étage d'un immeuble par la gouttière pour aller faire une bise à une petite secrétaire, la pantalon sur le bras. Son rêve était de passer sous l'Arc de Triomphe avec son avion, descendre les Champs-Elysées, faire le tour de la Place de la Concorde, remonter la rue Royale jusqu'à la Madeleine, y pénétrer brutalement, les colonnes lui coupant les ailes, et descendre enfin de la carlingue devant l'autel, nu avec une grande cape. Un jour que mon père est coincé par un chauffard dans un embouteillage et que le ton s'envenime, Roland Toutain qui est assis à côté de lui sort la tête par le toit ouvrant et crie à l'agressif médusé : "Hé va donc, espèce de raclure de pelle à merde !" Après cela, il ne reste plus grand chose. L'insulte fait toujours son petit effet et laisse sans voix ses victimes. Mon père a toujours fait découper des toits ouvrants à toutes ses voitures.


Plus tard, je découvris son visage grâce à La règle du jeu de Jean Renoir où le comédien joue le rôle d'André Jurieux, l'aviateur par qui le drame arrive pour ne pas avoir compris ce que sont les classes sociales. On le retrouve au manche dans Rouletabille aviateur, un film rare de Etienne Székely qui fait suite aux deux chefs d'œuvre sonores de Marcel L'Herbier, Le mystère de la chambre jaune et Le parfum de la dame en noir. Ce troisième épisode des aventures du journaliste-détective Joseph Rouletabille n'a d'intérêt que pour les acrobaties de Toutain et les décors naturels filmés à Budapest en 1932. Les deux autres méritent sans hésiter l'acquisition du DVD de la Trilogie Rouletabille publiée par les Documents Cinématographiques à qui l'on doit déjà les trois volumes de Jean Painlevé et ceux de Georges Rouquier dont l'inénarrable Lourdes et ses miracles. L'adaptation des romans de Gaston Leroux par L'Herbier datant de 1930 et 31 rend ridicule celle de Podalydès. Les décors hallucinants au style "art nouveau" et le jeu des acteurs tirant sur l'expressionnisme confèrent aux deux films de L'Herbier un parfum de mystère que seule la fougue enjouée de Toutain réussit à contrebalancer. S'il initia Jean Marais à la cascade, on comprend l'influence qu'il eut sur le jeune Jean-Paul Belmondo, toupet, naturel, humour et cabrioles. Le film vaut aussi pour un travail sonore épatant, rare à l'avènement du parlant. Le génial cinéaste, auteur de L'inhumaine et surtout de L'argent, n'était pas encore rentré dans le rang.
Je me souviens avoir croisé ce vieux monsieur au regard sévère derrière ses grosses lunettes dans les bureaux de l'Idhec, avenue des Champs-Elysées, au début de mes études de cinéma. Il n'était alors pour moi que le fondateur de l'école qui allait faire de moi ce que je suis devenu. Je ne parle pas par antiphrases, mais c'est une longue histoire que seul le feuilleton quotidien peut conter, révélant ses énigmes et sautant par les fenêtres tant que j'en suis encore capable.