mardi 1 septembre 2009
16. Écoutes
Par Jean-Jacques Birgé,
mardi 1 septembre 2009 à 00:01 :: Roman-feuilleton
Une photo ne veut rien dire en soi. Son appropriation ou son interprétation lui confère sa valeur. Ce sont ses seules dimensions...
Dans le portefeuille de Philippe celle de leur premier voyage à la mer. Ils avaient neuf ans. C'était l'été au Gymnic Club. Ce n'était ni la tyrolienne qui vous faisait voler jusqu'aux rouleaux ni les agrès qui l'avaient attiré là, mais le trampoline, un immense trampoline qui allait faire de lui la coqueluche de la plage. La foule des parents venus l'admirer avec leurs mioches lui offrirent tant d'Orangina qu'il en sera dégoûté jusqu'à la fin de sa vie. À cet âge on pense à autre chose. De son côté, Max avait eu son heure de gloire en fichant une rouste à un plus grand qui lui avait piqué son ballon de foot. Il s'avèrera que le petit voleur n'était autre que le futur patron de la Déesse qui prendrait un jour la succession de son père. Panique parmi les domestiques qui avaient couru s'interposer pour séparer les deux teignes. Une amitié était née entre l'acrobate et le boxeur, deux futurs intellos de première.
Max avait accroché dans ses chiottes un cadre en merde d'éléphant rapporté de leur premier voyage en Thaïlande. Un mois de rêve où ils avaient fait les quatre cents coups, multipliant les aventures et les preuves par neuf. Le cadre ressemble à du papier grossier et ne dégage aucune odeur particulière. Ce n'était pas la photo à laquelle il tenait le plus. Celle de ses vingt ans où il faisait du pogo au milieu d'une bande de punks avait sa préférence. Et Philippe avait un faible pour celle où Slavoj Žižek le serrait maladroitement dans ses bras comme quelqu'un qui évite les effusions. Quatre images comiques en référence à leurs parties de rigolade que la fumette avait entretenue au travers des années : La Baule avec les deux singes la tête en bas les pieds en l'air devant une bande de filles énamourées, leurs grimaces sur le dos du pachyderme, les crêtes de coq se dressant dans le noir et l'embrassade gauche avec l'ours slovène.
Dans l'antichambre Max avait ramassé la photo du Gymnic Club et il avait baissé sa garde. Il avait consciencieusement évité de faire craquer le parquet. Dans l'œilleton il reconnaît bien son vieux copain sur le palier en train d'écrire un énième message. Verrou, verrou et reverrou. Max, lui, est méconnaissable. Même ballet de loquets dans l'autre sens. La barbe qui a poussé de manière folle cache des traits émaciés. Le journaliste tente une explication, mais son ami semble la tête ailleurs. Ses yeux sont ceux d'une bête traquée. Des larmes, encore des larmes, à croire qu'il fait partie de l'espèce des pleureurs, lorsque Philippe raconte le coup de téléphone de Stella. Mais pas un mot. Le silence règnera jusqu'à ce que tombe la nuit. Philippe a compris que son interlocuteur a besoin d'une période d'acclimatation. Il a largement le temps de se demander pourquoi on appelle le Jardin d'Acclimatation à Paris, ignorant que ce fut d'abord une sorte de zoo. Il bouge lentement, affirmant sa présence sans exercer aucune pression. Des mots finissent par sortir. Des phrases sans verbe. Des verbes sans phrase. Le puzzle se construit lentement. À la moindre critique, au moindre doute, au moindre risque, la Déesse dévore les enfants, les siens comme ceux des autres. L'intérêt de l'État justifie les pires exactions et les profiteurs en jouent en virtuoses. Max raconte les "orages secs" que la Déesse voudrait taire. Dans ce monde-là aussi les mots en remplacent d'autres. Philippe remplit les cases manquantes. Max lui a refilé le bébé. Il livre le numéro de deux comptes bancaires liés à une vieille affaire jamais élucidée, et pour cause. Le Président, répète-t-il trois fois, et puis que cela n'est pas le problème, c'est au-dessus que tout se trame. Trop d'intérêts en jeu. Il entrecoupe ses explications d'un galimatias marmonné comme s'il chantait dans sa barbe. Philippe n'en tirera rien de plus, pas ce soir. Raccompagnant son ami jusqu'à la porte aux trois serrures, Max lui conseille de rencontrer Driss à la Piscine. Même si son contact n'est plus à la Porte des Lilas, il continue de dire La Piscine, c'est plus frais et rime avec liquide. "Et Stella ?" Max met le doigt devant sa bouche pour lui faire comprendre qu'il est hors de question de la mouiller.
Son iPhone indique deux heures du matin lorsque Philippe reprend le chemin du XIème. La rue de Vaugirard est déserte. Il se méfie particulièrement des camions et des fourgonnettes. Tout est calme. Si quelqu'un faisait le guet cela se verrait. Il s'était fait la même remarque en arrivant en fin d'après-midi. Grave erreur. On ne sait rien de ce qui se passe derrière les autres fenêtres.