dimanche 13 septembre 2009
21. Caméléon
Par Jean-Jacques Birgé,
dimanche 13 septembre 2009 à 01:02 :: Roman-feuilleton
On croit parfois que c'est terminé, c'est pour mieux rebondir. Se créer des émotions est à double tranchant. On ignore où l'on met les pieds. Les accidents de parcours sont le moteur du récit. On ne calcule plus les effets secondaires. Blessé, le corps sécrète des endorphines qui dissipent la douleur. Avec de bonnes chaussures et un vêtement adapté, le randonneur saute d'un relief à un autre comme sur une carte d'état-major. Les pages ne se tournent pas toutes seules. Tracer.
Max avance inexorablement. Les bois le rendent invisible. Il n'a pas d'ombre. Elle est partout. Son signalement a-t-il été donné à la gendarmerie ? La Déesse a bien des antennes sur les toits, des ordinateurs à bord de satellites, elle peut se payer tous les services nécessaires. Ses tentacules ne s'arrêtent pas aux frontières de Schengen. Ce n'est que de l'argent, beaucoup d'argent. Avec, on évite quelques soucis, on s'en crée d'autres. Max n'est pas mycologue, mais il connaît les plantes sauvages, l'ortie et la sarrous, le pissenlit et l'amarante, le coquelicot et le pourpier, toutes sortes de fleurs et de fruits prêts à être cueillis. Il est ravi d'avoir trouvé d'inattendues carottes blanches qu'il accompagne de petites herbes aromatiques dont il a oublié le nom. Il se risque à boire l'eau fraîche d'une source. Sa raison danse d'un pied sur l'autre. La plus grande lucidité cède de temps en temps la place à la paranoïa. On le serait à moins. Lorsqu'un avion passe en rase-motte au-dessus de la cime des arbres, il n'est pas certain que ce soit pour lui. C'est tout de même très étrange. Pendant plusieurs jours il slalomera le jour parmi les forêts pour ne traverser les bourgs qu'à la tombée de la nuit. Comme un évadé. En chipant des sous-vêtements de rechange sur la corde à linge d'un jardin il trouve un vieux couteau posé sur une pierre. Rentré dans son sous-bois, il va tailler sa barbe en aveugle. La lame aiguisée fait le bruit d'un tissu déchiré. Il doit tirer comme un forcené pour scier son buisson de poils. On pouvait rêver plus discret comme camouflage. Il rit tout seul dans ce qu’il lui reste de barbe. Combien de temps depuis la dernière fois où il s'est rasé ? Demain il s'aventurera sur la route goudronnée. "Encore heureux qu'on va vers l'été". Il ressasse ce titre de Christiane Rochefort pour se donner du baume au cœur. Le sud est une obsession. Déboussolé, il avait choisi le Triangle d'or sans hésiter. Le Château, le Parc des Cévennes et le Petit Théâtre sont éloignés les uns des autres, mais de Paris c'est comme s'ils se touchaient. Max y sera en lieu sûr. Personne ne connaît cette période de sa vie, quand il était bûcheron. Il avait déjà dû se mettre au vert. Le vent avait tourné. Dans le noir, il s'était tordu la cheville en s'assommant avec une branche. Il avait juré. Il ne jure jamais. Il a beau être coriace, cela commence à bien faire. Ses coups de tête agissent comme des électrochocs. Demain il sort du bois pour affronter le réel.
Rappel : le premier chapitre a été mis en ligne le 9 août 2009, inaugurant la rubrique Fiction.