lundi 21 septembre 2009
22. Vingt-deux
Par Jean-Jacques Birgé,
lundi 21 septembre 2009 à 01:02 :: Roman-feuilleton
Il faut bien se rendre aux évidences. Il pleut des cordes cinglantes comme des grêlons. Drôle de pays ! On peut s'attendre à tout. La chaussée est devenue une rivière de boue charriant toutes sortes d'objets hétéroclites. Des chaises, des cageots, des chapeaux, des fleurs, un panier, un ordinateur portable, un lustre, des journaux, un ballon, une mitre, des rats... Un vide-grenier emporté par les flots... En rentrant de l'école, Max avait l'habitude de jouer dans le ruisseau avec ses copains. Ils fabriquaient des bateaux en papier qui disparaissaient dans la bouche de l'égout. Le père de Philippe qui tenait la station-service au coin de la rue fournissait les décorations en forme de coquillages. Fluctuat et mergitur. L'image de Baal avalant goulument ses enfants fit revenir Kâlî à la surface. S'il est des cathédrales englouties, ne pas s’étonner que des monstres surgissent des abysses sans que personne ne s'y attende. Une association de mots comme des malfaiteurs vous attrape à la gorge si l'on n'y prend garde et Max avait baissé la sienne. Il a piqué sur la ville.
Tout est clos. Pas une maison ne lui sourit. Les rideaux de fer baissés sentent la rouille. La gare est toute proche, mais il n'a pas un sou en poche. S'il passe un train, ce sera pour lui. S'il n'y a rien, il patientera. Les salles d'attente recèlent de pauvres hères aux cheveux longs qui ont mal aux dents. Il lui faut traverser les voies en sautant par-dessus les rails. L'odeur le prend à la gorge, mélange de mâchefer et de putréfaction. Les plantes arrachées sentent la mort en fondant. Pas d'angoisse, on entendrait un train à des kilomètres. Il a appris à voyager sans billet. Il enjambe. Passé le virage, il est cloué par une image. Sur le quai sont alignés des uniformes comme des quilles sur la piste d'un bowling avec leurs casques en guise de boules. Il rêve qu'elles empruntent le dalot, le caniveau des joueurs. Comme il regarde les affichettes annonçant la grève générale, il vise le strike. C'est faisable. Les coups les plus invraisemblables sont les plus jouissifs. Il n'y a pas que son esprit qui ne tient pas en place. Max aime les femmes avec du caractère, celles qui résistent, inaccessibles, trop belles ou trop intelligentes pour la plupart des machos. Sa crainte des flics et son attirance pour les filles qui s'assument font tilt dans son cortex endormi. Il est en train de se réveiller sans avoir composté. Sa nouvelle tête prend un ton rieur. La troupe des patineurs ne lui est pas destinée, c'est déjà ça. Pourtant la petite blonde semble lui faire de l'œil. Il n'en croit pas les siens. Elle lui indique ostensiblement le mur derrière eux. Avec insistance, comme un ordre, en cachette de ses coreligionnaires. Elle fronce les sourcils avec un air encore plus ennuyé que lui. Et son doigt toujours pointé qui s'enfonce dans l'air comme si elle appuyait de toutes ses forces sur la sonnette d'une porte qui ne veut pas s'ouvrir.
Max s'est laissé glisser contre la façade. Il attend sans savoir quoi. Il a bien changé, lui dont les jambes gambadaient seules pendant le sommeil. Dix minutes plus tard, la fille se pointe comme si elle craignait d'être suivie. C'est une mode ou une manie, se moque Max en la voyant arriver. Intérieurement, cela va sans dire. Elle a un fort accent de l'Est, pas de l'est de la France, du russe ? Il apprendra plus tard qu'elle est grecque et que le détachement est une sorte de pilote international, une expérience en vue d'analyser les comportements culturels en période de crise. Ils ne savent plus quoi inventer.