36. La plonge
Par Jean-Jacques Birgé, jeudi 25 février 2010 à 05:42 :: Roman-feuilleton :: #1632 :: rss
L'eau était le meilleur moyen d'échapper à la brûlure du temps. Ilona a fendu le flot comme une torpille. Sa peau semble huilée par la sueur. Une impression d'apesanteur. Animaux, végétaux, minéraux se confondent en une géométrie qui tient tant de l'ordre que du chaos. Un jardin sous-marin comme il existe des jardins de pierre, des jardins zen. Le paysage se projette en petit derrière le temple pour laisser place à la rêverie, pour que le vide nous envahisse, pour l'habiller des oripeaux du futur, pour que les perspectives s'inversent, pour que, pour que, pourquoi ? Voir autrement laisse l'esprit libre de réinventer le cadre, de retrouver son propre corps, encore. Ilona voit parfaitement sans masque. Ses yeux ont changé. Elle cabriole, attendant les deux autres. Elle descend, remonte. Les grands oiseaux en plongeant retrouvent leurs nageoires. Ils glissent sans cette lourdeur de battoirs qui les empêchent de marcher. Vivre double. Être triple. Jamais la nature n'avait été si belle. Aujourd'hui la machine à laver a la forme d'un globe. Ilona se frotte aux molécules d'hydrogène et d'oxygène comme si elle se faisait masser avec des billes de mousse. Au fond, elle devine des barrières, des clôtures, des alignements, des herbes folles et des clowns jouant à cache-cache ou à chat parce qu'ici il n'y a pas de vitrine, pas de cage, ni d'autre prison que le bout du monde et la surface, interdite. Comme elle, ils veulent connaître l'envers du décor, apprendre à nager là où règne la sécheresse, sentir autrement. Les expériences peuvent devenir fatales. Il n'y a que l'autre qui permette de savoir qui l'on est ou qui l'on est supposé être. Ilona connaît ses classiques, pas les poissons. Sans cette soupape, ce subalterne qui nous gouverne, on s'infligerait à soi-même les épreuves pour effleurer du bout des nageoires les limites du monde. Dans sa geôle le détenu danse avec lui-même. Il croise ses bras sur sa poitrine, les mains sur les épaules, et il danse. Il peut bouger ainsi, léger, aérien, sensuel ; de l'autre côté de la cloison il sent l'autre esquisser d'autres pas en pensant à lui ou à quelque friture à se mettre sous la dent. Il fait faim. Ça creuse.
Quatre pieds font exploser la surface. Les poissons affolés reviennent aussitôt pour tâter le liège de la bouée de leurs lèvres babouines. Qui craint de goûter ne saura jamais qu'il existe d'autres passages. Ilona vient chercher l'air qui les berce. Étrange comme on oublie vite ses blessures, comme la mémoire reconstruit le passé selon ses inclinations au bonheur ou au regret. Certains nagent sur le dos feignant ne pas savoir où ils vont. D'autres coulent et remontent, oscillant comme le chien sur la planche à chapeaux les jours de grand départ. Si la tête seule dépasse, ils brassent à fleur de peau. À l'horizon n'émerge aucun sportif à ramper dans les vagues pensant fendre les flots quand la lame s'aiguise pour leur trancher le cou s'ils s'éloignent trop des côtes. Le dénuement favorise la renaissance. Les instruments du bord étaient bloqués sur le zéro. Comment vivre heureux quand les noyés referont surface, quand les naufragés les rejoindront sur la plage ? Les uns espèrent une nouvelle vie quand les autres ont perdu la seule qui leur a jamais été permise. Oserai-je encore contempler mon visage dans le miroir au clair de lune ? Est-il possible dans le même temps de jouir et résister ? Il n'y a de solution que dans le partage. Se taisant désormais pour conserver leur souffle, ils sentent qu'enfin la plage se rapproche.
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