mardi 19 avril 2011
46. Maman !
Par Jean-Jacques Birgé,
mardi 19 avril 2011 à 00:23 :: Roman-feuilleton
La soucoupe file en droite ligne dans l'obscurité, crachant des spaghettis de lumière, la barbe frisée d'électrons s'agitant en tous sens comme une nuée de moustiques affamés. La lune a fait son trou au centre de la seule tâche qui macule l'encre noire. Stella tombe à genoux en s'écriant "Maman !".
Muriel est un sujet tabou. Il n'est pas un soir sans que la fille pense à la mère quand ses paupières se ferment. Rompue au faire-semblant des muscles du visage exprimant mille autres sentiments aussi vrais que son trouble, jamais n'en montre rien à quiconque, surtout pas à son père. Elle était trop jeune alors et n'avait rien pu faire faute de n'y comprendre rien. Max avait traversé suffisamment d'épreuves sans qu'il soit nécessaire d'en rajouter par son évocation. Comme une mauvaise blague Muriel était partie un matin chercher des cigarettes et n'était jamais réapparue. Il ne lui était rien arrivé de fortuit, ni accident ni violence. On la savait sauve parce qu'elle avait pris l'habitude d'envoyer des cartes postales, avec rien dessus, sauf que l'image recelait chaque fois une référence à un événement ou un objet qu'elle seule eut pu connaître. Une poupée de chiffon bleue avec son bonnet jaune à pompon rouge, une passerelle de cordes au-dessus du vide, la mer déchirée avec derrière un lampadaire (collage), un chat siamois qui se lèche en louchant, le Pont des soupirs gribouillé au stylo bille, les quatre ponts de Tolentini, un rassemblement de Bigouden, et les vagues... Ayant tout abandonné elle ne voulait pas que l'on s'inquiète ni qu'on la cherche. De toutes manières elle avait certainement changé de nom, refait sa vie, ailleurs. Les timbres provenaient des quatre coins du monde. Max pleurait chaque fois. Une fois par an. Autour de l'anniversaire de Stella. Aujourd'hui personne n'était plus là pour recevoir l'image pieuse. La fuite de Muriel était aussi absurde que banale. Elle n'avait pas souhaité enfanter si jeune, mais elle aimait son compagnon, elle aimait son enfant, et elle répétait toujours que l'on ne vit qu'une fois et qu'il faut savoir amorcer les virages. Si elle savait ! Que penserait-elle de leur incroyable odyssée ? Stella n'en revient pas elle-même. Elle se réveillerait bientôt et oublierait les détails au fur et à mesure que la matinée avancerait.
Il ne lui avait fallu que le temps de deux syllabes pour ressasser tout cela dans sa tête. Elle était née une nuit de pleine lune sans étoiles comme celle-ci. Sa mère aimait raconter que c'était la seule qui brillait ce soir-là. Max en rajoutait prétendant que son tramway s'appelait désir. Pour faire un bon mot Philippe avait chantonné qu'on avait tous quelque chose de Tennessee. Personne n'avait sombré dans la folie. Du moins jusqu'à cet instant où le machin lumineux éclairait le ciel.
Max et Muriel s'entendaient à merveille. Trop bien de son point de vue à elle. Mais Stella ? C'était resté un mystère. L'univers est constitué de tellement d'angles, il y a tant d'univers, le nôtre est insignifiant. Savoir regarder loin. On tourne autour du pot. C'est quoi ce délire ? Personne ne tire de feu d'artifices. L'engin est énorme. On était partis apprendre ce qui se passait en ville, longeant la côte au son, le long du reflet d'argent sur le bord de l'écume, et nous voilà le nez en l'air incapables de faire la moindre supposition. Personne ne voit la queue du gros poisson roulé par les vagues.
Ilona, qui n'a encore prononcé un mot depuis que la chaloupe les a débarqués, dit simplement : "Si c'était un rêve cela arrangerait tout le monde. Surtout que l'on n'ait pas besoin d'explications ! Comme si l'imagination des hommes n'avait pas de limite... Lorsqu'ils butent ils invoquent Dieu pour résorber l'angoisse, mais celles et ceux à qui nous transmettrons ce que nous avons vécu se savent bien vivants. Comme pour l'histoire de Keats avec ses chats, ils nous traiteront de menteurs, et les plus malins, de poètes, mais nous risquons d'être seuls, de ne pas être crus. Dans un autre temps nous aurions pu rapporter des preuves tangibles, mais aujourd'hui tout se falsifie, les images, les sons, les souvenirs, on peut tout inventer..."