Les portraits d'artistes ne nécessitent pas que l'on adhère à leur art pour en apprécier l'humanité. Le jazz à la Bill Evans de Michel Petrucciani ou le free jazz radical de Peter Brötzmann ne sont pas ma tasse de thé. Pourtant, dans des registres très différents, les films de Bernard Josse et Michael Radford ont su me captiver par leur approche sensible de deux artistes hors normes. Le premier s'est adjoint le journaliste Gérard Rouy qui a suivi et photographié Brötzmann pendant quarante ans, le second n'a jamais rencontré Petrucciani décédé en 1999 à l'âge de 36 ans, mais il a rassemblé d'innombrables archives, et les deux sont évidemment allés interroger ceux (et celles dans le cas du pianiste !) qui les ont fréquentés de près.
Michael Radford échappe au panégyrique en confrontant des témoignages parfois contradictoires grâce au montage soulignant l'humour des situations et en ne cachant pas les défauts de son héros, intimes ou professionnels. Toutes les ex de Petrucciani l'évoquent avec beaucoup de tendresse, détail important si l'on se souvient des propos insupportables de machisme qu'il proféra parfois dans la presse. Les témoignages de ses amis et des musiciens avec qui il a joué sont aussi passionnants que ses propres confessions égrainées au cours de sa courte vie, brûlée par les deux bouts. Le pianiste aux os de verre montre un courage incroyable et une énergie insoupçonnable face à son handicap qu'il banalise pour ne se focaliser que sur la musique... Et les femmes, revanche d'un garçon qui mesurait un mètre de haut et qui sut toujours tirer sa force de son extrême fragilité. Lorsqu'il abandonne les riffs préformatés qui m'avaient ennuyé en concert et se penche sur la musique classique qu'il intègre à son jeu virtuose, je suis épaté par l'originalité de ses dernières prestations.
De facture plus traditionnelle, le film de Bernard Josse repose sur le contraste entre le musicien enragé et l'artiste posé qu'il interroge. À 70 ans, Peter Brötzmann raconte son parcours depuis son enfance à l'est de l'Allemagne, située aujourd'hui au centre de la Pologne. Il explique la brutalité relative du free jazz allemand en rupture avec l'histoire de son pays pour échapper à la honte comme le saxophoniste Evan Parker exprime la protestation des années 60 sur le mode utopique. Le pianiste Fred van Hove analyse les possibilités d'entente et de surprise de l'improvisation libre. Facile sur scène, impossible dans le quotidien, avoue le percussionniste Han Bennink. Citoyen du monde, Brötzmann sait que sa musique est issue de ses racines prussiennes. Lorsqu'il pose ses saxophones et sa clarinette il peint des paysages proches de l'abstraction. Cette solitude le repose de la confrontation musicale. Avec l'âge, les mélodies ont timidement refait leur apparition, sans que la colère contre les iniquités du monde se soit dissipée. De passionnants entretiens, plus politiquement engagés, avec les divers protagonistes ainsi que plusieurs séquences strictement musicales complètent astucieusement le long métrage.
Ces DVD, Soldier of the Road (Cinésolo, 2011) et Michel Petrucciani (ed. Montparnasse, sortie 2 février 2012), me font apprécier deux artistes qui m'avaient jusqu'ici laissé de marbre. Leurs vies, à défaut d'être des modèles, en deviennent exemplaires.