À peine arrivés voilà que cela sent déjà le roussi. Le ciel est plombé. Il faut toujours que les Américains en rajoutent. Comme une overdose de tout. Des automobiles longues comme dans un film de Tex Avery, des steaks qui débordent de l'assiette, des glaces au litre, des géants nourris au lait et aux corn flakes, des pointures de godasses qui frisent le cinquante, des écrans énormes, et cette gare aux proportions démentes... On a l'air tout petit. Nous le sommes pour de vrai, mais nous devons agir comme des grands. Des types à la mine patibulaire rôdent autour de Grand Central. C'est épais, visqueux, glauquard. Des mendiants, des junkies, des gens pressés. On se croirait sur la Bowery. Quoi faire ? Comme disait Lénine... Ce n'est pas une référence à citer par ici, le pays de la libre entreprise. Il est 18 heures, 6 p.m. Nous nous promenons tranquillement sur les grandes avenues qui sont toutes parallèles et bien rangées, avec des numéros pour que l'on s'y reconnaisse, quand nous entendons tirer des coups de feu à un peu plus d'une centaine de mètres. (courte ambiance polar à recréer avec musique idoine) Très vite, sirènes de police perçantes, blocage de la rue, nouveaux tirs, nettement plus fournis. New York. Ma curiosité doit s'effacer devant mes responsabilités de grand frère. Broadway, ce sera pour une autre fois ! J'attrape Agnès par la main et nous filons vers la gare routière à deux pas sur la Huitième. Nous nous engouffrons dans la station de bus. Nos bagages y sont déjà, enfermés dans un des coffres de la consigne. Le plafond me donne l'impression d'un truc lourd et oppressant.

Les émotions ça creuse ou cela donne envie d'aller aux chiottes. J'attends ma petite sœur qui va faire pipi. La foule du soir s'affaire, se croise et se bouscule. Agnès ressort furieuse, un peu froissée. Elle me raconte qu'un gros noir l'a embêtée dans les toilettes des femmes. C'est le bouchon qui fait déborder le vase. Ma petite sœur n'arrête pas de se plaindre que tout est crasseux. Je ne sais comment gérer l'agressivité de cette ville qu'en la fuyant illico presto. Cherchant une destination cohérente avec notre idée de faire le tour des States, je jette mon dévolu sur le premier Greyhound qui se dirige vers le nord, ce sera Buffalo. Un lévrier filant vers un bison ? Le nom sonne sympa ; en plus, c'est sur la route des chutes du Niagara.

En fait de sympa, c'est surtout moche, gris et sordide. Il faut dire qu'il est cinq heures du mat'. Après une sorte de petit déjeuner que nous avalons dans le self de la gare, nous remontons dans un bus qui se dirige vers la frontière, puisque les chutes sont de l'autre côté, au Canada. Notre abonnement aux Greyhound rend les choses faciles. Je fais attention que nos valises suivent bien et hop, en voiture Simone ! Nous dormons pendant le trajet, segmenté par les étapes. Le conducteur annonce les villes où nous nous arrêtons. La nuit, c'est un peu brutal. Toutes les lumières s'allument, ça gueule dans le haut-parleur, nous faisons quelques pas avant de remonter. Un Japonais, qui compte faire le tour des États Unis comme nous, apprend des mots à Agnès qui connaissait déjà ohio (ça se prononce comme l'État où l'on doit se rendre bientôt), sayonara, domo aligato, odozo, omedetto koursimasu gozaïmasu, je la vois qui compte sur ses doigts, ichi, ni, son, shi, go, roku, shichi... Lorsqu'elle s'endort, j'apprends qu'il est musicologue et se passionne pour la musique africaine. Il m'explique comment sont construites les phrases, avec des articulations syntaxiques comme le langage. Je n'y comprends pas grand chose, mais ses yeux s'illuminent lorsqu'il me raconte comment ça marche. Le mélange africain-japonais est surréaliste, on dirait un film de science-fiction avec des gros monstres en carton-pâte style King Kong ou Godzilla. Mes yeux se ferment comme le soleil se lève.

Précédemment :
-2. Introduction à mon second roman

-1. Tour, détour, deux enfants
0. La révolution
1. J'ai 15 ans
2. Long Island