Les douaniers canadiens ont ajouté un beau tampon à nos passeports. Sur mes mocassins indiens à franges je cours, vole et nous venge, mon épais ceinturon de cuir de cow-boy tenant mon pantalon bleu ciel sous ma chemise jaune ensoleillée. J'aime faire attention à comment je suis attifé. Tandis que je me débarbouille dans la gare de bus, la réflexion dans la glace m'éclaire et me tient chaud. Il fait beau, avec beaucoup de vent. Agnès, qui caille, va chercher son blouson dans le casier de la consigne. Le vacarme des chutes du Niagara est lourd et vivifiant. Le gigantisme est plus facile à apprécier que l'infiniment petit. J'ai trouvé une drôle de coccinelle dans les buissons. Je ne saurais en préciser la teinte. Il y a tant de nuances de rouge. Comme en politique. J'ignore où je me situe. Comme disait Clémenceau, arrachant les rideaux à fleurs pour recouvrir le cercueil de Monet, le noir n'est pas une couleur. J'ai suivi les slogans comme écouté mon cœur, mais au delà je suis incapable de comprendre les divergences des différents groupuscules. Fuyant les dogmatismes je me retrouve nulle part. Un peu anar, un peu coco, une fleur dans le cœur et la révolution qui bourgeonne autour. Comme toute cette eau qui vient d'on ne sait z'où pour produire une folle énergie.



Je voue un véritable culte à l'eau. Ma boisson préférée. Du robinet ou en bouteille, je joue les goûteurs tel un taste-vin. Sur toutes les photos jaunies de mon enfance on voit une main qui rentre dans le cadre pour m'empêcher d'y plonger. Nager me procure la même sensation que lorsque je vole dans mes rêves. L'air me porte, me défenestre. J'ai l'impression que je pourrais traverser la rivière sans me fatiguer. Brevet de cinquante mètres à La Baule, compétitions de natation lorsque j'étais minime, quinzième d'Île-de-France nage libre, bof, pas continué. De toute façon je déteste les concours, classements, l'émulation et l'idée de se dépasser soi-même. Croche-patte assuré. L'envol est autrement plus compliqué que la brasse, m'oblige à une gymnastique intellectuelle exténuante. Je dois me concentrer pour m'élever à la verticale comme si j'avais des fusées à réaction accrochées aux omoplates. Si j'arrive à décoller, jouer les planeurs devient un jeu d'enfant. Il y a toujours un arbre dans le champ. Un arbre avec des feuilles. Le plaisir est si incroyable que je me réveille persuadé que j'ai réussi. Si la prudence m'évite de prendre des risques inutiles, je suis persuadé qu'en cas de coup dur je saurais trouver la parade, en nageant comme une grenouille ou en concentration aérienne, pourquoi pas ? La plongée est une vue de l'esprit. Je me laisse divaguer au soleil. Nous ne savons pas quoi faire de l'après-midi. Ennui. Il faut attendre le soir pour voyager de nuit. Pas le choix. Heureusement il y a Masaaki Takahashi qui continue son cours de japonais. Mais nous devons nous séparer, il continue vers le nord alors que nous rebroussons chemin.

Cap sur Cincinnati via Buffalo à nouveau. Après onze heures de route nous atteignons notre point de chute. À sept heures du matin, nous trouvons une cabine pour téléphoner aux Kraus qui viennent nous chercher à la gare. Même si j'ai toujours préféré les bains, on l'aura compris à la lecture du précédent paragraphe, la douche est exquise. Il y a une piscine au fond du jardin, la classe ! L'après-midi nous allons au Swimming Club avec Jeff et Pam. Nous avons à peu près le même âge. Ce sont tous les deux des champions de natation. Nous passons des journées entières à la piscine, au Club ou chez eux. Il fait magnifiquement beau. Lorsque nous ne nous baignons pas, nous allons voir Pam pratiquer l'équitation. Agnès est grimpée sur un cheval pour la première fois de sa vie, à part l'énorme percheron sur lequel on nous avait photographiés ensemble dans la ferme où nos parents nous avaient laissés il y a quelques années. Elle vient même de brosser Billy et Dusty. Je suis estomaqué. Papa dit qu'Agnès n'a pas peur des lions, mais des mouches qui tournent autour. Il a beau insister que les petites bêtes ne mangent pas les grosses, elle s'affole pour un rien.

Il y a deux ans, elle avait été sélectionnée par son lycée pour représenter la France au CISV, le Children International Summer Village. La directrice l'avait choisie parce qu'elle parlait déjà pas mal l'anglais et travaillait bien. La famille devait seulement payer le prix du charter. Une quinzaine de pays avaient envoyé quatre gosses, deux élèves de sixième de l'Académie de Paris et deux de Bordeaux, dans ce camp de vacances qui ressemblait au service militaire. Elle avait détesté, mais passant chaque week-end dans une famille d'accueil, elle avait sympathisé avec les Kraus plutôt qu'avec les hyper-religieux qui avaient tenté de l'entraîner à l'église ! Elle faisait tout ce qu'elle pouvait pour tirer au flanc, passant son temps à l'infirmerie pour couper aux activités débiles, style lever de drapeau ou soirées folkloriques. Maman lui avait confectionné une robe de Niçoise à cet effet. Je lui suis gré de ses sympathies, car le début du séjour chez les Kraus est vraiment extra.

(insérer ici un extrait d'Agnès lisant son Journal)

Précédemment :
-2. Introduction à mon second roman

-1. Tour, détour, deux enfants
0. La révolution
1. J'ai 15 ans
2. Long Island
3. Noir et blanc