lundi 16 janvier 2012
6. Good Vibrations
Par Jean-Jacques Birgé,
lundi 16 janvier 2012 à 00:35 :: Roman-feuilleton
Incroyable, c'est Le Miracle des loups. Les deux collets ont apprivoisé Agnès. Jusqu'ici les bêtes lui collaient le trouillomètre à zéro, selon son expression. Après son succès avec les chevaux et les chiens elle finira par adopter un chat ou un écureuil ! Il y en a aussi plein la maison, des chats. J'adore les écureuils qui sont ici malheureusement considérés comme des rats. Chez les Birge, dans le Connecticut, j'étais fou des chipmunks, en français des tamias, comme Tic et Tac (en anglais Chip and Dale), avec des raies noires et blanches sur l'échine. Un couple avait fait son nid sous le capot d'un vieux pick-up abandonné. Il y eut un drame, le jour où Henry avait fait tourner le moteur. Maman ne nous a jamais laissés avoir des animaux à la maison. Elle trouve cela dégoûtant. Elle a toléré l'aquarium, mais l'atmosphère familiale ne leur a pas réussi. Ils se sont suicidés l'un après l'autre en sautant hors de l'eau. Si Papa ne les sauvait pas en leur administrant la respiration artificielle ou en leur faisant avaler des petits bouts d'aspirine, on les retrouvait raides morts derrière mon bureau, desséchés. En les massant délicatement, espérait-il expiulser l'air qui les asphyxiait ? L'expérience avec les poussins fut encore plus tragique. Le magasin Inno-Passy où nos parents faisaient leurs courses le samedi donnaient un poussin pour chaque boîte d'œufs achetée. On les a mis dans l'aquarium au-dessus du radiateur, mais sans eau ; les poissons étaient tous morts. Le plus résistant a tenu neuf jours. C'était atroce, ils perdaient l'équilibre et crevaient les uns après les autres. Nous sommes des gosses de la ville. Si ce n'était notre rhume des foins, nous adorerions la campagne.
À passer son temps au bord de la piscine, Agnès a attrapé de sacrés coups de soleil. Dans sa lettre à Maman et Papa, elle raconte nos visites au National History Museum et à l'Art Museum. À Paris nous n'y allons jamais. Je ne connais que le Tombeau de Napoléon aux Invalides où mon grand-père m'a emmené plusieurs fois. Ma tante Arlette et mon oncle Gilbert sont les artistes de la famille. J'aimais beaucoup ses tableaux abstraits accrochés chez nous parce qu'elle n'avait pas la place dans leur petit duplex de la rue Rosa Bonheur. Elle est devenue marquettiste. Par contre je trouve ringardes les aquarelles de mon oncle qui est surtout architecte décorateur. J'aurais bien aimé savoir dessiner pour illustrer un peu mieux le Journal d'Agnès. À mon anniversaire Arlette et Gilbert m'offrent toujours un objet design qui tranche avec le goût exclusif de mes parents pour le confort. Le style Meurop n'est pas mon truc. Nous allions au cinéma, mais jamais aucun concert, ballet ou pièce, sauf quand mon père était invité. Nous descendions alors dans les loges saluer les comédiens, comme pour la pièce de Réné de Obaldia, Du vent dans les branches de sassafras, au Théâtre Gramont, avec Michel Simon, Françoise Seigner et Francis Lemaire. De ce "western de chambre" qui se passe dans un ranch assiégé par les Peaux-Rouges je me souviens avec émoi de Caroline Cellier à qui Œil-de-Lynx le Comanche voulait faire nombril-nombril, titipolt abacuc kawawa virgilik et surtout xttllt xttllt ! Dans de nombreuses années, je me demanderai si cette Pamela n'est pas à l'origine de mon irrésistible attirance pour les filles aux paupières lourdes. Bien que je sois choqué que les méchants soient toujours les Indiens, les westerns me plaisent plus que la Parade de la Garde Républicaine à laquelle mon grand-père me conviait chaque année lorsque j'étais petit. J'écris cela aujourd'hui, mais j'étais fasciné par les uniformes de toutes les époques et par les motos qui s'entrecroisaient au ralenti dans une chorégraphie acrobatique réglée comme du papier à musique. Nous allions tout de même au cirque en famille. Alors que je n'avais d'yeux que pour les clowns et les lions, ma sœur préférait la trapéziste dans son costume à paillettes.
Rentrant avec Jeff d'une nouvelle Summer Party je la retrouve d'ailleurs devant le poste en train de regarder le concours de Miss Univers ! Elle y passe ses matins et ses après-midis. D'un côté cela m'énerve, d'un autre pendant ce temps elle me fiche la paix et je peux sortir le soir sans avoir à m'occuper d'elle, me saoulant de guitares électriques dont les zébrures rayent l'a-plat bleu du ciel ou me vautrant par terre sur des coussins en écoutant les orchestres de la côte ouest.
Une pochette de disques qui pastiche Sergent Pepper's Lonely Hearts Club Band m'intrigue plus que les autres. L'intérieur ressemble à l'extérieur de l'album des Beatles et inversement, des hippies barbus déguisés en filles, avec couettes, chignon et robes en dentelle posant devant l'objectif sans qu'aucun nom n'apparaisse ni sur la couverture ni sur la tranche. Quand on l'ouvre, la ressemblance avec Sergent Pepper's est encore plus évidente, sauf que des légumes remplacent les fleurs, des mannequins pourris ceux de Madame Tussaud, et tout le reste est du même métal ! Sur la grosse caisse on peut enfin lire le titre We're Only In It For The Money. Comme je demande à Jeff ce que c'est que ce machin invraissemblable, il pose sur le plateau le 33 tours des Mothers of Invention. Le ciel me tombe dessus. Je n'ai jamais rien entendu de pareil. Dès les premières secondes je suis cloué au plancher, fasciné, emporté, conquis. C'est la révélation.
Jusqu'ici je ne m'étais pas intéressé plus que cela à la musique, n'en ayant jamais fait si ce n'est quelques accords appris par ma sœur pour l'accompagner lorsqu'elle chante les airs de My Fair Lady. (descente de "Here we are together in the middle of the night" au piano) J'ai gagné mon premier 45 tours, les Touistitis de Paris, à un concours de twist à La Baule en dansant sur un pied avec elle quand nous avions cinq et sept ans, ce qui nous a valu de passer à France Inter dans une émission de Jean Fontaine. Je me suis offert beaucoup plus tard le 30 centimètres Claude François à l'Olympia avec mes économies. Mes parents me donnaient dix centimes chaque fois que je descendais acheter le pain. Combien de fois ai-je demandé "une baguette moulée pas trop cuite, s'il-vous-plaît !" ? La musique ne me passionnait donc pas plus que ma collection de timbres, ce qui n'est pas négligeable puisque je pratiquais l'écoute et le classement philatélique avec la même assiduité obsessionnelle. Je fabriquais pourtant déjà des diapositives bizarres en grattant la pellicule, les brûlant, mettant le feu à la laque à cheveux de ma mère aspergée sur les clichés ratés, pour retrouver le style psychédélique des projections découvertes lors d'une conférence d'un type dont j'ai oublié le nom à la Maison des Jeunes du XVIe arrondissement, près de la Seine.
Sur le dernier accord de The Chrome Plated Megaphone of Destiny, qui n'en finit pas, j'annonce fièrement que si je me mettais à la musique voilà ce que je ferais. Lorsque je pose l'exemplaire que j'ai acheté sur la platine de l'électrophone de Jeff qui n'est pas là, je me fais avoir par le superbe son stéréophonique de disque rayé que Frank Zappa a enregistré. Craignant de l'avoir esquinté, je me lève précipitamment et je le range dans sa pochette, pour me rendre compte du subterfuge seulement à Paris. À partir de là, je ne m'arrêterai plus d'inventer en souvenir de ces Mères qui deviendront l'un des trois pères de mon récit à venir. Je n'essaierai jamais de copier Zappa, que je rencontrerai plusieurs fois à Amougies, à Paris et dans le sud de la France, mais j'érigerai l'invention en principe fondateur de toutes mes créations. Je voudrai être original à tout prix quand mon camarade Bernard Vitet me conseillera d'être plutôt personnel. J'anticipe ici gravement. Ma vie avait basculé le 10 mai devant la petite porte du Lycée Claude Bernard, avenue du Parc des Princes, me faisant entrer en politique. À la mi-juillet, mon destin de compositeur de musique est scellé sans que je le sache encore, mais l'idée va faire son chemin. Nous avons encore beaucoup de route à faire. Cette nuit nous prenons le car à 1h30 pour Chicago.