mardi 17 janvier 2012
Mehr Licht !
Par Jean-Jacques Birgé,
mardi 17 janvier 2012 à 00:05 :: Musique
P.S.: à la mort de Bernard Vitet, l'une de ses ayant-droits exigea que Mehr Licht ! soit retiré du Net. Cette décision me sembla absurde, car il ne reste ainsi sur le site des Disques GRRR plus que les œuvres collaboratives, produites par Hélène Sage ou moi-même. Cela revient à effacer la démarche solo de Bernard qui était pourtant importante pour lui, ayant lui-même choisi de l'offrir aux internautes en attendant une hypothétique réédition de l'album. L'information qui suit n'est donc hélas plus d'actualité.
Excellente nouvelle, l'album solo de Bernard Vitet, Mehr Licht !, épuisé depuis plus de trente ans, est publié en ligne dans une version augmentée. Cerise sur le gâteau, les sept morceaux sont en écoute et téléchargeables gratuitement sur drame.org. L'entretien qui suit avait été publié le 6 décembre 2007 sous le titre Un clou ne chasse pas l'autre alors que Bernard Vitet espérait que la réédition de ce nouvel objet verrait bientôt le jour. Il reprend la totalité du vinyle original augmenté de trois inédits. Dans l'attente, nous avons choisi d'un commun accord de le mettre en ligne dans une version mp3.
JJB : Pour "réussir" il ne faut plus bouger quand ça marche. Quel ennui ! C'est trop triste. Si tu avais continué à jouer comme lorsque tu avais du succès, tu n'aurais jamais cessé d'en vivre.
Bernard Vitet : Oui, mais cela ne correspond pas à ma façon de vivre.
- Si chaque fois que tu fais un disque, tu te promènes et tu fais quelque chose de différent, le public qui t'a aimé la première fois est dérouté, il se méfie des suivants.
- Tu as des exemples dans la tête ?
- Et bien, toi ! Tu as enregistré ton premier disque solo sans y jouer de trompette.
- Je me plaçais seulement du point de vue de l'intérêt que cela avait pour moi. Il n'y avait plus de mystère à percer à la trompette. Il n'y avait plus qu'à se donner du mal pour progresser voire évoluer. J'avais envie de terrains inconnus. C'est aussi positif de faire l'explorateur que de viser l'excellence.
- Tu cherches un moyen de produire la réédition de Mehr Licht ! avec des inédits d'avant et d'après, mais personne ne sait combien tu en vendras, parce que l'avenir du marché est totalement flou.
- Jamais personne ne l'a su.
- Si, nous, nous savons que nous vendons peu ! Nous avons toujours eu du mal à atteindre notre cible. Sauf qu'aujourd'hui, le marché est devenu flou. Personne ne sait ce qu'il faut faire. Tout le monde est paumé. L'industrialisation de la culture a déséquilibré le système. La dématérialisation des supports ne se fait pas aussi vite que les majors le souhaiteraient tout en la craignant. L'abandon des stocks est une idée plaisante pour un commercial. Mais, après un certain engouement, le public pourrait ne pas suivre et revenir vers des objets, de vrais objets.
- J'ai l'impression que c'est irréversible.
- Pourtant les citadins reviennent à la bicyclette. L'industrie discographique est condamnée dans ses formes actuelle et ancienne. De même que les gens s'éloignent et se rapprochent, je pense que le commerce de proximité va revivre. L'artisanat a de beaux jours devant lui, à condition d'être patient ! C'est la réplique logique à la virtualité, à la mondialisation, à toute cette désincarnation de la relation qui procède selon les mêmes schémas de profit que la dématérialisation. Alors, des artistes comme toi se disent qu'ils pourraient au moins se faire plaisir en réalisant quelque chose, un objet, qu'ils fabriqueraient, composeraient exactement comme ils le souhaitent.
- J'ai proposé à Michel Potage de s'exposer sur le disque. J'étais fou de ses momies. Des bandelettes de terre, de sable, de poussière entouraient des personnages qui n'étaient ni morts ni vivants. Il avait gratté les murs de la maison de sa grand-mère où il vivait, en faisant apparaître toutes les couches, il avait repeint des œuvres par-dessus et étendu une couche de résine.
- D'ajouter trois inédits dont un de ton grand-père a modifié les perspectives de Mehr Licht ! Tu commences avec Le silence éternel des espaces infinis m'effraie où tu joues du bugle.
(P.S.: Bernard Vitet a, depuis cet entretien, réorganisé les pièces dans un autre ordre)
- J'ai toujours préféré le bugle. On ne pouvait pas gagner sa vie sans jouer de la trompette, dans le bal comme dans le classique. Professionnellement, on est trompettiste. J'aurais aimé être un bugleux. Yves Montand me demandait parfois de prendre mon " beuguel' ", j'étais obligé de lui répéter : " ce n'est pas un clairon... En anglais, cela porte un nom allemand, c'est fluegelhorn".
- Dans la seconde pièce, tu lis une lettre en jouant du piano. Le bugle, ta voix et tes harmonies dessinent un portrait de toi. Ce sont les constantes de ton histoire. Ils forment une bonne introduction aux quatre morceaux suivants qui sont les originaux de 1979 de Mehr Licht !. Tu y joues de la trompette à anche, du dragon, du violon, et les titres semblent sortis de chez Edgar Poe.
- Et Goethe !
- Oui comment traduire Mehr Licht ! pour que l'on ne comprenne pas l'inverse ? "Plus de lumière !"
- En prononçant le s de Plus. Ce sont ses dernières paroles sur son lit de mort. On n'a jamais su s'il voulait fuir l'obscurité de sa chambre ou s'il s'agissait d'une remarque philosophique.
- Après la lettre où l'on entend très bien ton pigeon Youdi Youpi, L'ange du bizarre commence dans ton escalier, rue Charles Weiss, et Le diable dans le beffroi noie ton violon dans une réverbération naturelle.
- Cela se passait en 1979 dans les locaux en construction de l'Ircam, béton nu, avant que cela ne devienne une chambre sourde. Un jeune chercheur américain m'avait enregistré sur un ordinateur. J'ai mixé le violon avec un enregistrement de l'ambiance que j'avais réalisé peu de temps avant à Saint-Nicolas-du-Chardonnet, le fief des intégristes, à l'occasion de la Fête de Marie, le 15 août, en présence de Monseigneur Léfèvre. Le curé qui m'a donné l'autorisation d'enregistrer dans l'église a inspecté le contenu de la valise du Nagra. Il craignait un attentat. Il m'a invité à boire un verre au café du coin, remplacé aujourd'hui par un Crédit Lyonnais, comme d'habitude. Il était habillé comme un maquereau marseillais des années 30, crâne rasé, costume blanc, chaussures à plateaux blancs, il avait une énorme pierre en pendentif qu'il affirmait lui avoir été donnée par un moine tibétain. Ça a commencé par : "Moi, j'étais aumônier de la Légion..."
- D'où sort La Machine de Marly ?
- Daniel Deshayes a enregistré à Marly le long de la voie ferrée. On entend passer la machine ferroviaire. La Machine de Marly était aussi un immense moulin à aube du XVIIe siècle qui servait à alimenter Versailles en eau. Il était situé sur la Seine entre Marly et Bougival. L'eau remontait la colline jusqu'au château. Je joue avec un merle.
- Tu commences en 1999, passant à 1987 jusqu'en 79 et tout à coup patatras, 1948, tu passes un disque de ton grand-père...
- Mon grand-père avait un copain dénommé Seigneur, rencontré dans les tranchées de la Guerre de 14, qui avait trouvé un emploi de concierge à l'école Pigier, du côté de la Chaussée d'Antin. C'était au début de l'enseignement des langues par enregistrement sur disque de cire. Il l'a laissé squatter un studio. C'est très important pour moi parce qu'il est venu déjeuner chez nous le jour même avec le disque à la main. La fuite du temps m'intéresse. Ce disque est très réussi pour moi, parce qu'il crée des paradoxes temporels. Les choses sont finies, mais on y revient. Le disque se termine sur l'enregistrement le plus ancien. Un clou ne chasse pas l'autre.