Hier, nous étant levés passé onze heures trente, nous avons commencé la journée par un brunch. Depuis toujours, chaque dimanche matin, mon père pratique ce raccourci de breakfast-lunch en préparant de la charcuterie, des œufs brouillés dont il a le secret, du fromage, accompagnés de thé et d'un grand verre de jus d'orange. C'est une manière de fêter la grasse matinée dominicale. Agnès est partie en voiture changer un traveller's chèque et je l'ai rejointe à la piscine où Pam, Bill et Ben s'ébattaient déjà dans l'eau. Je l'ai houspillée pour qu'elle termine ses bagages et nous nous sommes gavés de télé une dernière fois avant le départ. Un peu avant minuit, Wes, le père de Pam et Jeff, nous a conduits jusqu'à la gare des Greyhounds. Nous marchions un peu au radar, mais un type très gentil nous a donné un coup de main et le haut-parleur nous a réveillés à 8h15 en arrivant à Chicago. J'ai du mal à prononcer son nom, mettant maladroitement l'accent sur Chi au lieu de ca.

Cette ville immense hérissée de gratte-ciel hyper-modernes est intimidante, surtout sous le ciel gris qui renvoie une aveuglante lumière. Heureusement nous sommes équipés de lunettes de soleil. Nous cherchons en vain le Musée de la Science et de l'Industrie en longeant le bord du lac Michigan. Trente kilomètres à pied, c'est long. Six heures à cinq à l'heure, j'ai fait le calcul. Nous accrochant bêtement à notre idée nous nous épuisons et revenons vers la gare en désespoir de cause. Nous passons l'après-midi à discuter avec des Français. Comme voilà bientôt trois semaines que nous sommes là il est agréable d'échanger nos expériences en territoire étranger ! Nous n'avons probablement pas choisi le bon quartier, car tout semble glacial et désert sous ce soleil de plomb. Nous ne savons plus quoi faire et ne trouvons rien d'autre à manger que des sandwiches au pain de mie tartinés de beurre de cacahuète. En plus de faire grincer des dents, c'est vraiment dégueulasse. On n'a que ça. L'horreur. Peanuts signifie des clous. Nous sommes servis. Je crois que je ne pourrai plus jamais avaler de peanut butter de ma vie. Comme nous n’avons rien de mieux à faire, nous écrivons des cartes postales. Surtout moi ; Agnès s'y plaint toujours que je ne lui laisse jamais la place que pour signer, elle pourrait trouver autre chose à raconter ! J’en ai postées aux Bornstein, aux Birge, à Bazzy, Gargam, Brun, Grand-Papa et je compte faire la même chose des restantes avec les Martin, Cypri, Odette, Roger, Rainer et Paul. Je dois penser à contacter Shire ou Kagan pour nous faire héberger au retour à New York en septembre, car nous n’avons pas l’adresse de Mrs Ronheimer. Il faut que je pense à dire à Maman d’acheter Salut les copains de juillet et août ainsi que L’enragé. Nous reprenons piteusement la route en sens inverse vers minuit pour regagner Cincinnati à sept heures et quart du matin. Coucouche panier papattes en rond !

En m'endormant je repense aux œufs brouillés de Papa. Je crois qu'en plus du lait il ajoute un peu d'eau pour les alléger, il tourne sans arrêt pour qu'ils n'attachent pas, et puis, surtout, il les retire du feu quand ils sont encore liquides, parce qu'ils continuent à cuire dans la casserole. Trop souvent, au lieu d'être onctueux, ils ressemblent à du carton bouilli, quel crime ! Je me réveille sur un drôle de rêve avec des crocodiles, pas des qui se mangent comme chez Corcellet, mais des carnassiers plutôt menaçants qui tournent autour des bords de l'assiette. Ils ouvrent la bouche comme s'ils voulaient parler et je comprends qu'en réalité ils veulent des livres. Je ne me souviens plus pourquoi il était question de Tom Sawyer et d'un bateau à aube, mais cela avait un rapport avec mon précédent séjour en 1965, à moins que ce ne soit la promenade interminable au bord du lac.

La vie est de plus en plus sympa. Nous faisons des excursions en bande avec Agnès, Pam, Jeff, Paddy, Tom... Nous sommes invités chez pas mal de gens, des amis des parents ou des enfants Kraus. Ils ont eux-mêmes un billard américain à six trous auquel nous jouons de temps en temps. Parfois nous sortons déjeuner au snack ou dîner au restaurant dans le quartier hippy. J'adore la cuisine mexicaine bien relevée. Nous avons été élevés au piment rouge vinaigré de chez Tion-Fa, rue Saint Jacques. Nous y avons aussi acquis nos rudiments de japonais avec le patron. Seul son cuisinier est chinois, car Pierrot, le serveur, est un typique titi parisien comme on n'en voit plus qu'au cinéma. À l'époque où nos parents tiraient le diable par la queue, les restaurants chinois proposaient un rapport qualité-prix imbattable. La gastronomie est aussi le seul art qu'ils ont développé sérieusement. Ce n'est pas un hasard si la morale de la famille est "manger avec quelqu'un qui n'a pas d'appétit, c'est discuter beaux-arts avec un abruti". Lorsque je ramène un copain à la maison et qu'il prétend se moquer de ce qu'il mange, ma mère me souffle de me méfier, qu'il me trahira. Les États Unis ne sont pas ce qui se fait de mieux en la matière, mais nous nous en sortons plutôt bien, à part le peanut butter ! Argh, rien que le nom me donne la nausée. Les snacks ressemblent un peu à la brasserie du Drugstore des Champs Élysées où ma tante Catherine m'invitait lorsque je décrochais la première place à l'école, ou mieux, au Pub Renault où nous dégustons d'énormes glaces assis sur des banquettes d'autos. Le chocolate rock était mon favori, avec une petite bouteille de Bourbon pour l'arroser.

Pas question d'attendre d'avoir digéré pour plonger dans la piscine. Encore un truc dont on se fiche dans la famille ! Il y en a partout. Celle des Santford est géniale avec son toboggan. Ce soir Jeff, qui fait des compétitions de plongeon, m'emmène à vingt kilomètres dans une party à la piscine de Montgomery. Il dit qu'il y aura de la bonne musique et que l'on risque de rentrer très tard. Le côté Peace and Love est en train de me faire oublier les pavés et les gaz lacrymogènes du mois de mai.

(Musique 5 pour guitare électrique)