lundi 30 janvier 2012
13. Pour qui sont ces serpents ?
Par Jean-Jacques Birgé,
lundi 30 janvier 2012 à 00:54 :: Roman-feuilleton
La guerre nous a toujours paru loin, comme appartenant à l'Histoire, aussi irréelle que les casques à pointe, la révolution russe ou la Commune de Paris. Il y a vingt-cinq ans. Seulement. Nos parents ont fait ce qu'ils ont pu pour que nous ne vivions pas d'événements aussi dramatiques et que nous ne manquions de rien. En guise de cadeau de Noël ma mère ne recevait qu'une orange. Nous n'avons jamais ressenti leurs difficultés quand ils n'eurent plus un sou. Nous l'ignorions, parce que nous étions trop petits. Aucune question tabou qui ne puisse être posée, quitte à ce que la réponse l'élude ! Ils veulent aussi éviter de faire de nous des enfants gâtés, mais nous sommes quand même des petits princes et des princesses en comparaison de ce qu'ils ont vécu. Ils militent pour que l'horreur ne se reproduise pas. Je me suis néanmoins engueulé avec eux l'an dernier au moment de la Guerre des Six Jours. Que Israël joue le rôle d'agresseur m'est insupportable. Ce serait la fin de ma culture. Ils m'ont toujours raconté que nous nous en étions sortis qu'avec notre intelligence, sans manier le bâton. En lisant Schlomo Sand ou Le Monde Diplomatique, en regardant Jaffa, la mécanique de l'orange d'Eyal Sivan ou d'autres films, j'apprendrai plus tard que même cela était faux. La Palestine n'était pas un désert, les kibboutzim facilitaient la colonisation, des attentats aveugles eurent raison des Anglais... Lors de ce voyage nous esquiverons le sujet qui n'était pas aussi saillant qu'il le deviendra.
Aussi, comme, mais, pourtant sont des mots qui reviennent souvent sous mes doigts, comme si la répétition et la contradiction étaient inéluctables. La culture dont je me revendique aurait-elle gardé les traces du Talmud ?
La Jeep de Mr Bornstein n'a rien de militaire. C'est l'engin idéal pour découvrir le désert du Nouveau Mexique, pas assez confortable pour ma sœur qui trouve que ses sièges font mal aux fesses. Lorsque nous atteignons Snake Valley, il nous est fortement recommandé de ne pas descendre. Le griffon s'en moque royalement et désobéit à ses risques et périls. Il a bondi sur le sable aussitôt le moteur arrêté. Depuis que nous avons vu Les 101 dalmatiens nous ne pouvons pas nous empêcher de noter les similitudes entre les chiens et leurs maîtres. Grumpf ressemble un peu à Mr Bornstein, le regard, la moustache, une façon de marcher. Devant nous, le son de centaines de serpents à sonnette, les rattlesnakes, fait penser à une nuée de criquets, un orchestre de percussion, les guiros du diable. Nous restons dans la voiture, haute sur roues, à imaginer leur danse étourdissante. On ne voit rien. Leurs anneaux s'entrechoquent. Toutes les ambiances sonores me fascinent. Elles me propulsent ailleurs, au delà de la réalité. J'aime le bruit des vagues qui nous bercent, le chant des oiseaux, l'effet Doppler d'une voiture de pompiers qui nous dépasse à toute allure, la déflagration de l'avion à réaction franchissant le mur du son, les feuilles des arbres qui bruissent sous la brise, les pas dans la neige, la ville la nuit, les accents étrangers... Je voudrais les mélanger aux instruments traditionnels, sans hiérarchie, réinventer la musique des sphères, une symphonie de l'univers. Effrayante et sublime cacophonie. Moins que ces serpents qui agitent le bout de leur queue là, à quelques mètres de nous, dans l'immense cratère désertique où ne poussent que de petits buissons secs.
(placer sous l'image, ou quand on passe en roll dessus,
le son qui siffle sur nos têtes !)
J'ai envoyé une nouvelle carte postale à nos parents, la septième depuis que nous sommes partis il y a exactement un mois, jour pour jour. Une lettre nous attendait en arrivant à El Paso, c'est toujours Maman qui écrit et Papa signe, un peu comme nous, mais inversés. Agnès ressemble à mon père et je suis plus proche de ma mère. On nous appelle le chouchou à sa maman et la chouchoute à son papa. Il est sympa, entreprenant, frimeur, et n'en fiche pas une rame à la maison tandis qu'elle s'occupe de tout, toujours inquiète, bourrée de petites manies. Elle fait la cuisine, il est en charge des sauces, de la vinaigrette et de la mayonnaise, un point c'est tout, mais un champion en la matière. Sa mayonnaise est si légère, inégalable, que je n'oserai jamais m'y coller. Cela n'empêche que le voir assis à lire le Nouvel Obs pendant que je mets le couvert me tape sur le système. Il me fait tout le temps porter le chapeau. S'il lui arrive de péter à table, il se retourne vers moi, l’air malicieux, en disant : "Si t'es gêné, t'as qu'à dire que c'est moi !". Ses maux d'estomac l'obligent à prendre du Kaobrol. Il s'engueule tout le temps avec Maman. Il se sert la plus grosse part en lui faisant remarquer qu'il a pris la plus petite, ce qui la fiche en rogne, ça se comprend. Comme il lui demande ce qu'elle aurait fait à sa place, elle répond qu'elle aurait décemment pris la plus petite. Il lui rétorque qu'elle est servie, qu'elle a ce qu'elle voulait, pourquoi se chamailler ? C'est comme ça tous les jours. Moments pénibles qui nous attristent terriblement, Agnès et moi. Cela s'envenime très vite. La mayonnaise, une autre, monte en vrille. Papa traite Maman d'Obersturmführer SS en faisant le salut nazi, c'est insupportable. Parfois il claque la porte, mais revient toujours dans la demi-heure. Maman est la reine des provocatrices, elle cherche la petite bête et ça dégénère. Un soir j'ai essayé de les calmer en les enregistrant avec mon Radiola, mais je n'ai jamais eu le courage de réécouter, et eux m'ont carrément envoyé promener. Papa adore le jazz et l'opéra. Nous avons acheté ensemble mon électrophone, moitié-moitié, mais c'est moi qui m'en sers le plus souvent, il trône d'ailleurs dans ma chambre ! Papa possède peu de disques, il écoute en boucle la Ve de Beethoven par Karajan et le Concerto pour piano en la mineur de Schumann. Quant à Maman, elle dit qu'elle n'aime que la musique militaire. Elle corrige mes devoirs depuis que je suis tout petit, mais je ne supporte pas la fumée de ses Disques Bleus filtre qui me rentre dans les narines et me pique les yeux. C'est la raison pour laquelle je n'ai jamais vraiment fumé. J'ai un paquet dans la poche pour pouvoir en offrir aux filles. Je fais tout ce que je peux pour que cela ne se voit pas, mais ma timidité fondamentale m'empêche de draguer et un paquet me dure trois mois. Agnès et moi avons chacun notre chambre depuis cinq ans. Avant de déménager à Boulogne-Billancourt nous avions des lits gigognes, il fallait déplier celui de ma sœur tous les soirs pour le replier le matin. C'était horriblement lourd, mais on avait le coup de main. L'appartement de la rue Léon Morane à Paris était trop exigu, nous avons emménagé rue des Peupliers en 1963, juste avant mon entrée en sixième au Lycée Claude Bernard. Comme Maman et Papa travaillent tous les deux, ils ont une femme de ménage. Claudette est marrante, nous lui avons envoyé une carte postale avec une blague texane. Ce sont les mêmes que sur les Marseillais, car ils ont la réputation d'exagérer. Voilà donc un hot-dog géant à la place d'une sardine. Papa est représentant pour plusieurs employeurs dans la publicité électronique, entre autres Horizon House dans le Massachusetts. Il démarche des entreprises françaises qui désirent faire de la pub aux États Unis pour leur matériel. Nous avons les coordonnées de son patron, Bill Bazzy, qui possède deux revues, Microwave Journal et Telecommunication, au cas où nous aurions un problème lorsque nous serons en Nouvelle Angleterre. Maman, comme Papa, est représentante pour d'autres boîtes françaises, on appellera plus tard ce poste "chef de publicité", elle s'occupe, entre autres, d'Électronique Actualités. Plus jeune, j'allais parfois les aider en fin d'année pour me faire un peu d'argent de poche lors des bouclages de l'annuaire Qui représente qui quand Papa travaillait près des Halles. J'adore retourner dans ce quartier de mon enfance. Il m'emmenait manger une entrecôte au Pied de cochon et nous discutions politique. Il nous arrive d'aller au Napoléon à la séance de minuit voir des films d'épouvante certains samedis soirs. Le spectacle est dans la salle, le public commentant et raillant les acteurs, certainement pour se rassurer. On n'entend même plus les dialogues. La vierge de Nuremberg est le pire que j'ai vu. Il y a quelques mois il m'a présenté à Jeanne Moreau qui faisait la queue, accompagnée de deux petits minets.
Les trajets nous ont épuisés. Nous faisons la sieste, ce qui n'est pas mon habitude. Nous sommes plutôt adeptes de la grasse matinée. Le ranch des Bornstein est construit autour d'un patio où donnent les chambres. Il fait très chaud. On nous a suggéré d'être prudents sur la terrasse couverte où peuvent se cacher scorpions et veuves noires. La Black Widow est une toute petite araignée dont le venin est quinze fois plus toxique que celui d'un serpent à sonnette. C'est rassurant ! Curieux, je ne peux pas m’empêcher d’y traîner, j'en ai repéré une. Le soir, après un nap, "ron-pichou", nous allons chez des amis des Bornstein les écouter jouer du violon et du piano, "ron-pichou". Nous préférons jouer avec leur chien Will qui est excité comme une puce, il ne semble pas en avoir, et très rigolo. Le petit caniche a appris à faire des sauts périlleux pour avoir un sucre. En rentrant nous sentons que le temps est en train de virer à l'orage.
Le lendemain il pleut des cordes, justement le jour où nous partons pour les montagnes. Heureusement Mrs Bornstein qui a tout prévu nous prête des imperméables qu'elle a pris soin de préparer dans le coffre de la superbe américaine bleue à capote blanche. Pique-nique sous la pluie. C'est original. Comme les averses sont incessantes, son mari propose de changer nos plans et de redescendre vers la vallée.