vendredi 10 février 2012
18. Elle souffle !
Par Jean-Jacques Birgé,
vendredi 10 février 2012 à 00:09 :: Roman-feuilleton
L'angoisse de n'avoir nulle part où loger à Los Angeles nous a probablement empêchés de dormir. Après la nuit blanche dans le Greyhound passée à bavarder avec les Françaises nos yeux ressemblent à des soucoupes. Nous n'osons pas téléphoner si tôt à Mrs Benjamin. Lorsque sonne huit heures, nous nous lançons. Ouf, elle est là et nous attend à Hollywood Station. Nous attrapons le car qui s'y rend et nous faisons connaissance avec la sémillante architecte qui habite Beverly Hills. On nous a raconté que c'est le quartier le plus huppé de L.A., cela m'en a tout l'air. Encore cette fois la douche est la récompense de nos nuits assis sur le skaï. Mrs Benjamin nous emmène nous promener en voiture, mais a-t-on le choix ? La ville est lacérée d'échangeurs autoroutiers et de grandes avenues dont la plus grande mesure trente neuf kilomètres ! Au milieu des courses nous découvrons La Brea Tar Pits. Un faux mammouth à l'agonie semble captif du goudron au milieu d'un grand étang noir d'où émergent de grosses bulles glauques. Du gaz, forcément. Du méthane ? On se croirait dans un film avec de grandes voitures américaines décapotables autour de monstres préhistoriques. Le mélange n'effraie jamais le cinéma américain ! À moins que ce ne soit un film de science-fiction japonais sur les conséquences d'une guerre nucléaire ? Avant de rentrer nous allons fouler le Walk of Fame de Hollywood Boulevard où je tombe sur l'étoile de Groucho Marx. Duck Soup est l'un de mes films préférés. Dans quatre ans, sur la scène du Palais des festivals à Cannes, je verrai Favre le Bret remettre la Légion d'Honneur à Groucho en chaise roulante qui se demandera si la médaille pourrait être acceptée au Mont-de-piété ! Nous essayons de reconnaître les noms des artistes que nous connaissons, mais il y a beaucoup de monde, au-dessus qui piétinent, en-dessous qui étincellent.
Le dîner avalé, absolument délicieux, ce qui ne gâte rien, nous allons sur Sunset Boulevard où nous croisons enfin des hippies. Tout le monde en parle, mais on n'en a pas vus beaucoup jusqu'ici. Les garçons ont des cheveux très longs et des habits colorés qui me rappellent les muscadins et les merveilleuses de mon cours d'histoire. Les filles ressemblent plutôt à des bohémiennes avec de longues jupes et des colliers de pacotille. Des champs de fleurs ont été imprimés. J'ai toujours adoré me déguiser avec tout ce que je trouvais. Je devenais un mousquetaire, un cosaque ou un tahitien ! Quand j'étais petit mon père appelait "chienlit" mes extravagances, mais en utilisant ce mot pour qualifier les évènements de mai De Gaulle lui a coupé l'herbe sous les pieds. Sur le Strip nous avons acheté deux grands posters fluorescents : un chat tarabiscoté dans les jaune et orange avec plein d'enluminures psychédéliques, et l'affrontement à la David et Goliath d'un flic de San Francisco armé jusqu'aux dents et d'un hippy avec le signe de la paix sur le dos, le tout sur fond rose fuchsia. Il faudra absolument que je m'achète une lumière noire lorsque je rentrerai.
Ces objets magiques qui restent éclairés dans l'obscurité sont l'un de mes plus vieux souvenirs d'enfance. En face de la Galerie Vivienne où un bouledogue effrayant gardait l'entrée du magasin de jouets, aboyant avec sauvagerie lorsque l'on tirait sur sa chaîne, l'origine possible des peurs de ma sœur, brillait toute l'année la lumière noire d'une vitrine phosphorescente. J'ignore ce qu'on y vendait. De fins rayons verts transperçaient l'obscurité violette seulement éclairée par des formes orange vif et jaune acide. L'attraction permanente tenait du cirque de Calder et du voyage dans la lune. Je n'aurai de cesse de recréer ce spectacle merveilleux, au travers du light-show, du cinéma, de la musique, et pourquoi pas, de l'écriture. On peut toujours rêver. Pourquoi s'en priver ?
La marche à pied n'est pas une coutume locale. Il faut prendre la voiture pour le moindre déplacement. Il n'y a aucun commerce dans le quartier. Les Américains font leurs courses dans d'immenses supermarchés. Le nombre de sacs en papier qui peuvent entrer dans le coffre d'une automobile est stupéfiant. Mais nous voici pour la journée à Marineland ! La baleine qui nous éclabousse me rappelle le pachyderme embourbé d'hier. En fait c'est un orque, une baleine tueuse, noire et blanche comme un bonbon Kréma Régliss' Mint. C'est la première fois que je vois une baleine. J'avais déjà été confronté aux requins, de beaucoup plus méchants que ceux de l'aquarium, m'avait-on prévenu. Lors de mon premier voyage en 1965, tandis que je me baignais en pleine mer, Henry m'intima l'ordre de remonter illico sur le bateau. Il est allé chercher sa carabine pour tirer sur l'animal qui s'approchait, j'avais photographié son aileron qui dépassait à la surface, mais la balle aurait risqué d'atteindre un voilier par ricochets. Dit-il. Il prévint donc les garde-côtes par radio qu'un grand requin blanc croisait dans le coin. J'ai attendu d'autres eaux pour retourner nager. Une autre fois, je voulais admirer de plus près "une grosse salade rose", il m'a arrêté net. C'était une méduse dont les tentacules urticantes peuvent atteindre trente mètres et paralyser un homme, noyade assurée. J'espère avoir réussi la photo d'un dauphin sautant hyper haut oh hors de l'eau pour attraper des ballons. Ce serait Flipper, le héros de la série télévisée, mais j'imagine qu'ils sont plusieurs pour jouer le rôle.
(Road movie, extrait, 2000)
En 2000, j'emmènerai Elsa au SeaWorld de San Diego et à l'aquarium de Monterey. Les aquariums et les zoos me fascinent. Je sais que c'est à double tranchant. Ils offrent de mieux comprendre les autres espèces et les accepter, mais les bêtes qui y sont parquées vivent dans une prison étriquée. S'ils permettent parfois la reproduction d'espèces en voie de disparition, ces expériences ne font que réparer le massacre que les hommes perpétuent sur la planète. Au Caire nous avions pris en pleine figure la présentation de chats et chiens domestiques européens. La vision d'un caniche et d'un berger allemand, tout penauds derrière leurs barreaux, soulignait la cruauté de notre goût pour l'exotisme. J'ai arpenté Skansen à Stockholm, les zoos de Joburg, Londres, San Diego... Et évidemment Vincennes, le Jardin des Plantes et la Porte Dorée. Je me souviens encore de l'Aquarium du Trocadéro qui fermera dans les années soixante et où Jean Rollin, dont j'étais l'assistant, tournera des scènes de Lèvres de sang, dans son décor mystérieux de grotte désaffectée. La fascination pour les animaux est-elle liée à notre propre bestialité ? On oublie trop souvent que nous en faisons partie. Pour comprendre l'humanité, il faudrait engager un triumvirat constitué de Karl Marx, Sigmund Freud et je ne sais qui pour cet aspect de la question. D'ailleurs, ce soir, c'est avec un nouveau chien qu'Agnès fait amie-ami. Le voyage lui aura au moins appris à maîtriser certaine peur.