lundi 13 février 2012
19. Pacifique 1968
Par Jean-Jacques Birgé,
lundi 13 février 2012 à 00:15 :: Roman-feuilleton
Nous pataugeons dans le Pacifique. J'aurais imaginé l'eau plus chaude. Elle est glacée. Il me faut beaucoup d'imagination pour envisager l'Asie de l'autre côté de l'horizon, comme si je devais tourner la tête du mauvais côté pour appréhender la mappemonde. Rien d'étonnant à ce que nous voyons le monde à l'envers, j'ai toujours adoré réfléchir la tête en bas les pieds en l'air. En faisant le poirier sur mon lit les idées dégringolent des orteils vers les genoux, en restant suffisamment longtemps dans cette position elles finissent par rejoindre la tête et je trouve la solution à toutes mes questions. Plus tard Freddie m'appellera Monsieur-tout-à-l'envers, me donnant l'idée d'écrire une chanson là-dessus. Je passe du coq à l'âne, bien que mon esprit de l'escalier ne soit pas étranger au changement de repères : Papa disait souvent "monte là-dessus et verras Montmartre !". Ici, avec un petit effort, on apercevrait plutôt Hawaï qui n'est qu'à quatre mille kilomètres !
En 1993, j'écrirai donc "sɹǝʌuǝ,l à ɹǝsuǝd" pour l'album Carton. Trop longue et maladroite, cette chanson est restée à l'état de maquette, Bernard et moi ne l'avons jamais terminée.
(insérer ici la chanson Penser à l'envers enregistrée en 1995)
Extrait : ˙˙˙ǝlûossǝp sǝlnoɟ sǝp / sɹǝʌuǝ,l à ɹǝsuǝd / ǝllıʇsɐd 'ʇuǝɟɟnoʇé snoʌ ınb xnoʇ sǝl ǝɹʇuoɔ ʇǝ / sɹǝʌuǝ,l à ɹǝsuǝd / sǝllıɟ sǝl 'ǝllıɐʌ ınb uǝıɹ ʇuǝsıp ǝɯ ǝu sǝıɐld sǝl / sɹǝʌuǝ,l à ɹǝsuǝd // ʇuǝuƃıolé,s sǝɯoʇɐ sǝl snɥɔoɹɔ / ɹıpuɐɹƃ ɹnod ǝɹʇîoɹɔ ʎ sɐd ǝu / sǝɹɹnǝl sǝl suɐs ɹıuǝʌɐ,p sɐd ɐ ʎ / ǝsɐɹ ǝlqɐʇ ʇuoɟ slı,s séssɐd sǝp / ʇuǝuƃıoɾǝɹ ǝs ınb sʇuǝuıʇuoɔ sǝl / ǝɹıʌɐɥɔ ınb ǝlnoq ɐl ʇsǝ,ɔ ʇǝ / ɹnǝʇɹoddɐɹ ǝl ɹns éɹƃǝp ʇıʇǝd un / sǝsɐq sǝl ʇǝ sǝpıɔɐ sǝl ǝɹpuǝɹdǝɹ // ˙˙˙sǝlnoɟ sǝp ǝlnoɟép / sɹǝʌuǝ,l à ɹǝsuǝd / ǝuıǝd suɐs 'ǝɟɟnoʇé snou ınb ǝɔ ʇnoʇ ǝɹʇuoɔ ʇǝ / sɹǝʌuǝ,l à ɹǝsuǝd / ǝuêƃ ɐl 'ǝllıɐʌ ınb uǝıɹ ʇuǝsıp ǝɯ ǝu sǝıɐld sǝl / sɹǝʌuǝ,l à ɹǝsuǝd // oléʌ à ǝdɯod ʇǝ sǝʇɹnoɔ sǝpuo ɹnod / ʇôʇ uıʇɐɯ ǝl ǝnbısnɯ ʇnoqǝp / ɹıɯɹop à sǝɹıoʇsıɥ sǝllǝʌnou ǝp / ʇuǝıɐsınƃép ǝs ǝɹqɯɐɥɔ ɐɯ suɐp ʇǝ / ǝɹnllɐ ǝʇnoʇ à ʇuɐuɹnoʇǝɹ sǝl uǝ / sʇǝnoɾ sǝɯ sıɐʇuǝʌuıéɹ ǝɾ ʇuɐɟuǝ / ɹıɥɔélɟéɹ sǝnǝıl ǝllıɯ ɹıoʌnod ɹnod / ɹnɯ nɐ spǝıd sǝl ʇıɐɟ sɹnoɾnoʇ ıɐ,ɾ
Sur mon éternelle chemise jaune soleil et mon pantalon bleu océan, j'arbore fièrement l'insigne de la paix. Magellan baptisa "pacifique" la mer du sud pour le beau temps dont il profita pendant sa traversée de la Terre de Feu aux îles Mariannes. Lorsque je pense à la faille de San Andreas qui court sous la Californie je me demande si c'était si bien choisi. Le ciel, que je passe mon temps à scruter comme un oracle, aujourd’hui sans nuage, laisse pourtant augurer des jours paisibles. Wouldn't it be nice, if we were older chantent les Beach Boys. Quarante ans plus tard je porterai encore certains vêtements de cette époque. J’exagère à peine, quinze kilos de supplément bagage interdisant certains tours de taille.
Le slogan Peace and Love correspond mieux à ma nature que la violence révolutionnaire, mais je continue à danser d'un pied sur l'autre lorsque la révolte me fiche en colère. Je n'accepterai jamais de faire mon service militaire, comme mon oncle Roger qui fut objecteur de conscience. Chanter, même faux, l'Internationale me colle des frissons, mais je préfère de loin Le déserteur de Boris Vian par Mouloudji et les envolées des guitares électriques m'emportent au nirvana.
En 1975, après avoir bénéficié d’un sursis grâce à mes études de cinéma, je serai convoqué aux "trois jours" pour être éventuellement incorporé dans l’armée. En plus de mon antimilitarisme et de ma non-violence, je n’aurai aucune envie d’obéir à des ordres imbéciles de sous-off incultes et de perdre un an à faire le zozo alors que je serai déjà à pied d’œuvre. Je ne me verrai pas non plus postuler au Service Cinématographique des Armées, jugeant la Coopération obscène. Certains camarades péteront les plombs en Afrique autour de leur piscine entourée de boys, d'autres joueront le jeu sur ordre du groupuscule trotskyste auquel ils auront adhéré. Une psychanalyste militant contre le service militaire obligatoire me composera donc une ordonnance de complaisance visant à me faire réformer, alors que je sors d’une grande école et serai évidemment sollicité pour devenir officier. Elle écrira que ma "schizophrénie dissociative avec inversion du rythme nycthéméral" et ma spécialisation dans les films de vampires rendraient ma vie nocturne incompatible avec le rythme militaire. Le comique sera de me retrouver assistant de Jean Rollin quelques mois plus tard sur Lèvres de sang. À Blois où se passeront les tests je ne parlerai à personne, ne cocherai aucune case impliquant des actes guerriers et feindrai mon homosexualité en refusant de dormir avec d’autres hommes. Exigeant de passer la nuit seul au cachot, la lumière allumée et la porte ouverte. je me serai empêché de dormir depuis déjà plusieurs jours avec des médicaments. Un vrai zombie. Je ferai mon cinéma à l’officier de service de nuit, mais, ivre, il ne fera pas son rapport. Deuxième tentative ratée le lendemain : je me prépare à exploser sur un trip parano juif, mais le sergent extrêmement brutal, arrivé à moi, me dira gentiment "alors, ça va pas, mon petit gars ?". Dernier essai dans le bureau du psychiatre : je ne dirai pas un mot, feignant de chercher une aiguille par terre. Il n’en prononcera pas un non plus et me tendra une demande d’hospitalisation quinze jours plus tard. Catastrophe, tout sera à recommencer, alors que je me serai juré de ne pas franchir les grilles de la caserne sans ma réforme. À l’Hôpital Percy de Clamart, même mutisme en m’identifiant aux esclaves du Metropolis de Fritz Lang. Le nouveau psychiatre me demandera si je m’entends bien avec mon père, je compterai deux minutes avant de bégayer un oui dubitatif. "Et votre mère ?" Je lancerai un « oh oui ! » victorieux où l’amour filial transpirera par tous les pores de ma peau. Un quart d’heure plus tard je serai dehors, débarrassé de cette corvée. J’y serai resté moins d’une heure ! Incroyable. Je courrai jusqu’à ma voiture que j’aurai planquée dans une rue adjacente et je mettrai trois semaines à m’en remettre. Sur mon certificat de réforme ils écriront "P5, exempté du service actif, réserviste service de défense sauf inaptitude à tout emploi". P signifie Psychologique et P6 équivaut à la camisole... Cette désignation pourrait m'empêcher de faire carrière dans l'administration, projet très éloigné de mes aspirations.
Hier soir samedi, nous sommes allés à l'Ivar Theatre voir You're A Good Man, Charlie Brown, une pièce inspirée par la bande dessinée Peanuts avec évidemment Snoopy et Lucy. Lorsqu'elle ne regarde pas la télé, Agnès dévore leurs petits fascicules que nous trouvons partout, en particulier dans les gares quand nous avons du temps à tuer. Elle aime répéter "do you like my naturally curly hair ?" et adore Linus et sa couverture ou Schroeder avec son buste de Beethoven. Je préfère les délires de Snoopy qui se fait du cinéma à cheval sur sa niche, avec son casque de cuir, ses lunettes noires et son écharpe : Curse you, Red Baron! Nous sortons emballés par le dynamisme de la troupe de jeunes comédiens.
La maison des Benjamin est située sur Hillcrest Road, en face de celle où vient d'être tourné The Graduate qui n'est pas encore sorti en France. La chanson du film composée par Simon & Garfunkel, Mrs Robinson, passe tout le temps à la radio. Nous avons acheté le 45 tours. Les villas de Beverly Hills sont d'un luxe à couper le souffle. Nous ne sommes évidemment pas habitués à ce style de vie, mais nous en profitons largement pendant notre séjour dans la cité des anges. La cuisine des Benjamin est immense, hyper moderne. Ils ont une piscine superbe et une maison construite dans les arbres pour les enfants. Agnès se balance dans l'une des nacelles suspendues aux grosses branches. Sur une table basse est posée une petite statue qui vaut la modique somme de six millions de dollars. Morley est un architecte de renom qui a construit des centaines de buildings. Il a la réputation de conclure des contrats importants sur une poignée de main. Lui et sa femme Janet sont actionnaires du musée d'art moderne. Ils se sont mariés et remariés plusieurs fois et ont eu un tas d'enfants. Plus tard, Agnès réépousera d'ailleurs aussi son mari après en avoir divorcé. Nous sommes allés à un cocktail chez Mrs Goldberg, la mère de Janet, qui possède une maison encore plus luxueuse avec une piscine invraisemblable entourée de colonnes grecques. Les femmes sont toutes en robe du soir et Agnès trouve les garçons trop mignons. Toutes ces dames jouent sans cesse au tennis. Partout où nous passons nous tentons de nous plier aux coutumes locales (sauf sportives !) et nous faisons beaucoup de progrès en anglais. Chez les Benjamin on n'a pas le droit de fumer à l'intérieur, mais leur vieux chien pète sans arrêt dans la ventilation. C'est infect, mais cela nous fait bien rigoler. Quand je pense qu'on a failli se retrouver à la rue je n'en reviens pas.