vendredi 24 février 2012
24. Interdit aux mineurs
Par Jean-Jacques Birgé,
vendredi 24 février 2012 à 01:44 :: Roman-feuilleton
Rien n'est jamais évident, mais tout problème recèle sa solution. L'analyse de la situation permet de faire les choix qui s'imposent. C'est une question d'organisation et d'attention. En 1968 la vie est considérablement moins chère qu'elle ne le deviendra. Un gros cheeseburger vaut soixante cents ou en tout cas moins d'un dollar. Nous avons peu d'argent en poche, mais nous l'utilisons avec parcimonie, nous laissant inviter sans scrupules par les adultes que nous croisons. Nous surveillons nos dépenses en prévision du chemin restant à parcourir. Cela ne nous empêche pas d'acquérir quelques souvenirs, disques, posters, livres, colifichets, qui alourdissent un peu nos bagages. Un litre de téquila pèse bien un kilo. Tant que nous n'avons pas d'hébergement à payer nous pouvons nous en sortir. J'actualise les comptes, effectue un calcul mental et rassure ma petite sœur.
Nous avons quitté San Francisco vers neuf heures et demie ce matin et il est onze heures du soir lorsque les lumières ahurissantes de Las Vegas apparaissent. Un gigantesque oasis au milieu du désert. Seul problème et de taille, nous ne pouvons rien y faire. Le chauffeur et les employés de la compagnie nous expliquent que nous devons rester dans le bus, car cette ville est quasiment interdite aux mineurs. Heureusement, un Allemand rencontré pendant le voyage nous invite à dîner au buffet de la gare. Il est minuit moins le quart lorsque le bus repart pour Flagstaff. Des fenêtres nous apercevons l'enfilade des casinos aux décors dignes de Disneyland. Nous sommes évidemment déçus. C'est nul. Nous n'en garderons pas un bon souvenir. Nous n'en garderons d'ailleurs aucun souvenir. Il faudra attendre que je grandisse pour découvrir cette ville avec Elsa lors de notre road trip en 2000.
(il faudra probablement cliquer sur l'image fixe pour lancer le film)
Las Vegas est un mirage, une grande illusion, un piège médiatique à grande échelle. Hôtels et restaurants sont incroyablement bon marché, car il faut attirer le gogo pour le plumer au casino. Las Vegas est un lupanar où les filles sont vendues sur catalogue avec livraison dans votre chambre. Je laisserai Elsa marcher quinze mètres devant moi pour que les jeunes gens osent me tendre leurs tracts imagés. Las Vegas est un parc à thèmes où chaque hôtel rivalise d'imagination pour créer l'attraction qui hypnotisera le joueur en lui faisant oublier la réalité. Lors d'un reportage sonore au Casino de Deauville, les croupiers m'expliqueront qu'un client qui gagne c'est de l'argent qui découche. Les jeux tiennent du conte de fée, la crédulité des joueurs est colossale, à la hauteur des gains de la mafia ou de l'État. Avec Elsa nous visiterons ces temples de stuc comme si nous allions au Musée Grévin avec son Palais des Mirages, ses glaces déformantes et ses clones de cire. Las Vegas est un Disneyland de l'arnaque, sans forfait et sans plafond, une hallucination à vous jeter sur la paille, une version moderne de Cendrillon qui laisse croire aux junkies qu'ils pourraient échapper à leur condition, à leur classe. C'est aussi le miroir de l'Amérique avec son mythe de la réussite, sa folie de façade et sa criminalité institutionnelle.
Si vous aimez les visions oniriques préférerez les grands parcs naturels. Il suffit de marcher dix minutes, s'écarter du parking pour découvrir la magie de paysages d'une beauté à couper le souffle. Ces visions lunaires m'inciteront à retourner aux États Unis trente deux ans après leur découverte. Rien qui ne soit construit par l'homme à perte de vue. Le bruit du vent. Le sable rouge. La vie sauvage. L'homme y est renvoyé à sa solitude, à sa petitesse, à sa vanité. Le temps s'est arrêté. L'histoire cède la place à la géographie.
Arrivés à Flagstaff vers six heures du matin, après le petit déjeuner nous avons repris un car pour le Grand Canyon pour y être enfin vers neuf heures. Grandiose !