vendredi 13 avril 2012
Chichi Biguine, rencontre de deux obsédés sexuels
Par Jean-Jacques Birgé,
vendredi 13 avril 2012 à 00:57 :: Expositions
Malgré les 700 planches, carnets, revues, objets exposés au Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris jusqu'au 19 août, l'énorme rétrospective consacrée au dessinateur Robert Crumb n'offre qu'une seule œuvre créée pour l'occasion, Chichi Biguine. Frédéric Durieu propose à Crumb d'animer une danse copulatoire entre Angelfood Mc Spade et Mr Natural, deux marionnettes à découper et assembler réalisées en 1970. Quarante ans plus tard, Frédéric Durieu redécoupe les personnages à sa manière, respectivement 30 et 50 pièces articulées, et les fait se trémousser sur du code informatique. Grâce à son logiciel PuppetTool, les calculs s'effectuent en temps réel et les deux personnages s'animent, interagissent et délirent salement jusqu'à l'improvisation sans que Crumb n'ait rien d'autre à ajouter que le décor où ils évoluent.
Lorsque je travaillais avec Fred sur le CD-Rom Alphabet puis sur maintes collaborations pour le site lecielestbleu.org je suggérai que l'animation par code recèle un potentiel inimaginable en regard du traditionnel image par image, quelle que soit la technique classique ou moderne utilisée. Car l'algorithme permet de créer une infinité de comportements sans que l'on ait eu besoin de les penser en amont et de les figer selon un story-board pré-établi. Certes la programmation est fastidieuse, mais, astucieuse, elle permet d'animer les personnages comme on le ferait avec des marionnettes. L'interactivité proposée au Musée d'Art Moderne est assez sommaire, les visiteurs étant invités à se dandiner devant l'écran où la scène est projetée le temps d'une biguine en 78 tours. Une caméra capte l'intensité de leurs mouvements entraînant Mr Natural à toujours plus d'audace jusqu'à envoyer Angelfood Mc Spade au septième ciel, orgasme kaléidoscopique soulignant que Crumb inventa la plupart de ses personnages en 1966 sous l'effet du LSD !
Robert Crumb et Frédéric Durieu étaient faits pour se rencontrer. Les deux nouveaux amis partagent en effet un goût prononcé pour les fantasmes sexuels. Il y a quinze ans Fred et moi imaginions créer des œuvres érotiques interactives, mais le marché mafieux nous en dissuada rapidement ! Cette fois, l'occasion était trop belle, d'autant que, l'ombre ambiguë sur le visage de Fred en témoigne, il a maintenant sa propre Angelfood pour veiller sur lui comme Crumb a son Aline avec laquelle il dessine des histoires depuis 35 ans à quatre mains, leur Parlez-moi d'amour ! exposé aux côtés des œuvres de jeunesse, Zap Comix, Actuel, Weirdo, les pochettes de disques dont le célèbre Cheap Thrills ou Les Primitifs du Futur, son Kafka (article 29/3/2007), sa Genèse, jusqu'au film de Terry Zwigoff (article 11/08/2007) qui en dit long sur la névrose familiale des trois frères Crumb.
La collaboration de Crumb et Durieu a tout d'un conte de fée. En 2009, Durieu expose ses grandes photos à poil sur métal brossé dans une galerie de Sauve au pied des Cévennes, croisement entre des images récupérées sur le Net et ses propres poils pubiens. Aline Kominsky-Crumb arrive à faire sortir son mari de son antre pour le vernissage de Hair-Suit. Durieu ne pouvait rêver mieux qu'une collaboration avec l'une de ses idoles, Crumb entrevoit les possibilités inouïes qu'offrent les pantins animés algorithmiquement. Les deux amis se retrouvent sur les bords de la Vis où Durieu mène la vie de château. En hommage à la compagne martiniquaise du matheux qui lui rappelle Joséphine Baker, son inspiratrice initiale, Crumb extrait quelques biguines de sa collection de 6000 soixante-dix-huit tours. Six d'entre elles accompagnent le ballet frénétique de Chichi Biguine.
Le Musée publie le très beau catalogue R. Crumb de 240 pages (30 euros) qui réfléchit toutes les facettes d'une œuvre qui a marqué son époque. Quant à Chichi, il faudra attendre encore un peu pour pouvoir en jouir chez soi à sa guise !