mercredi 10 octobre 2012
Edward Hopper, inventeur du "déjà vu"
Par Jean-Jacques Birgé,
mercredi 10 octobre 2012 à 00:02 :: Expositions
La couverture médiatique de la rétrospective Edward Hopper ressemble à un raz-de-marée alors que l'exposition débute seulement aujourd'hui. Il n'y a pas que Télérama et Libération à avoir publié des numéros spéciaux ; ainsi l'offre libraire est incroyable, qu'elle soit directement liée au peintre américain, à ceux qui l'ont formé ou aux artistes qui s'en ont inspiré. Les amateurs de peinture se rueront donc au Grand Palais, mais les fans de bande dessinée et les cinéphiles devraient absolument suivre le mouvement, comme les amateurs de littérature et les musiciens, tant la trace de Hopper se fait sentir dans tous les domaines artistiques. C'est dire que s'il est une exposition à voir à Paris (jusqu'au 28 janvier), c'est bien celle-ci. La pâte de cet artiste n'a pourtant pas l'impact des originaux d'autres peintres lorsque l'on découvre enfin ce que l'on a connu qu'en reproduction, mais un tel rassemblement d'œuvres, dans leur format réel, nous plonge dans une histoire qui n'en finit pas.
D'un côté, la technique de Hopper, son style lisse, explique bien l'afflux de produits dérivés, cahiers, agendas, affiches, magnets, cartes postales, catalogues, etc., dont nous sommes inondés. D'un autre, le mérite de Didier Ottinger, commissaire de l'exposition, est d'avoir replacé Edward Hopper dans une chronologie biographique montrant qu'il n'est pas simplement une icône fondatrice du mythe américain, avec une forte critique caustique et dépressive, mais que ses sources parisiennes sont capitales dans sa formation. Si ses toiles réalisées lors de trois séjours à Paris entre 1906 et 1910 et ses illustrations de la Commune de Paris en portent le témoignage, toute son œuvre renvoie à Degas, Marquet ou Vallotton, en tout cas pour la manière de traiter ses personnages. Ses travaux de commande pour la publicité montrent à quel point ses illustrations ont marqué son œuvre, tandis que la lumière, composante majeure de ses toiles à venir, tient probablement plus de ses lectures du transcendantaliste Ralph Waldo Emerson tant ses flous sont philosophiques. L'universalité de cet immense artiste s'explique par ces multiples approches, narrative et énigmatique, fictionnelle et documentaire, figurative et abstraite... On admirera ainsi les gravures et aquarelles qui ont précédé les grands et sublimes tableaux qui l'ont rendu célèbre.
Ce qui frappe avant tout est l'impression de "déjà vu", expression américaine empruntée à la langue française, sorte d'effet Glapion qui nous fait croire que nous connaissons ses toiles alors que nous y reconnaissons leur empreinte sur le cinéma et l'imagerie américaine. On a cité Hitchcock, Lynch ou Wenders. On pourrait ajouter Antonioni et bien d'autres. Les paysages vides sont éminemment cinématographiques comme les personnages coupés en bord cadre rappellent la photographie, les fenêtres ouvrent sur des hors-champs dont on ne saura jamais rien, les tableaux évoquant des films sans histoire, énigmes à jamais closes sur elles-mêmes, ne laissant aucune place à l'interprétation, pas plus qu'ils n'imposent le moindre sens. L'œuvre ouverte ne se laisse jamais refermer par le spectateur. La réalité n'existe pas. Nous sommes en face de projections vaines qui nous renvoient à notre inanité.
P.S.: j'ai acheté l'appli iPad D’une fenêtre à l’autre commentée par Didier Ottinger que nous avons eu la chance d'avoir pour guide tout au long de l'exposition, mais 578,3 Mo prennent des plombes à télécharger, plus de 300 images ultra-haute résolution jusqu’à 30 millions de pixels, colorimétrie vérifiée par les conservateurs, 110 pages, 92 liens externes vers des livres numériques, des films ou de la musique (2,99 €) et je compte me plonger dans Dehors est la ville de François Bon, édition numérique publie.net (4,99 €) qui a pris quelques secondes seulement pour s'afficher sur mon écran et dont le sujet est évidemment Edward Hopper dont l'auteur commente les toiles par une véritable re-création... Signalons enfin l'incontournable film The Savage Eye de Ben Maddow, Sidney Meyers et Joseph Strick, joyau évoqué dans cette colonne il y a près de trois ans et que Hopper lui-même conseilla "si vous voulez connaître l'Amérique" ! Séance spéciale au Balzac à Paris le 15/11 et DVD Carlotta...
Illustration : First Row Orchestra (1951), huile sur toile 79x101,9 cm, Washington D.C. Hirschhorn Museum and Sculpture Garden, Smithsonian Institution, don de la Fondation Hirschhorn.