vendredi 15 novembre 2013
On nous raconte des histoires
Par Jean-Jacques Birgé,
vendredi 15 novembre 2013 à 00:03 :: Humeurs & opinions
Le sous-titre de Storytelling, le livre de Christian Salmon, était La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits. Son essai, publié en 2007, montre comment la méthode marketing appliquée à la politique consiste à raconter des histoires pour influencer le consommateur ou l'électeur. Mais le storytelling est omniprésent dans nos vies. Il nous fabrique depuis notre naissance. Notre éducation, parentale et sociétale, nous fige dans un moule dont nous ne pouvons nous affranchir qu'après un travail considérable. Le désir auquel nous sommes incapables de répondre nous rend malade, à moins et jusqu'à trouver l'échappatoire, l'histoire d'une vie, de sa propre vie.
En matière de communication nos doutes s'étaient avérés justifiés après le faux massacre de Timișoara de 1989 en Roumanie. Aujourd'hui encore, remettre en question la version officielle du 11 septembre 2001 revient à se faire traiter de complotiste comme si l'incendie du Reichstag en 1933 ou celui de Rome au 1er siècle n'avaient jamais existé. Ils permirent pourtant à Hitler de se débarrasser des communistes et à Néron des Chrétiens. Aux États Unis, le mois qui suivit l'attentat contre les Twin Towers furent votées les lois liberticides du Patriot Act sans que personne n'ose lever le petit doigt. En matière de storytelling, l'arme de distraction massive n'est pas née d'hier. Plus le mensonge et la manipulation sont énormes mieux ça passe. L'invention du Christianisme, ou de n'importe quelle autre religion d'ailleurs, n'est-elle pas une preuve irréfutable de l'ampleur du complot ? Depuis vingt siècles on veut nous faire croire qu'un barbu est mort sur la croix pour tous les hommes et qu'en plus il fut ressuscité. Bel exemple de storytelling servant à contenir la révolte et galvaniser les foules, voire à les exploiter ! Avec la déclassification des archives américaines les insinuations sur la destitution de Mohammad Mossadegh en Iran en 1953 ou l'assassinat de Patrice Lumumba au Congo en 1961 s'avèrent exactes, comme la participation des avions américains le 11 septembre 1973 au Chili contre Salvador Allende, tous fruits des agissements de la CIA. Mais nous avons les mêmes en France...
Nous n'avons pas forcément besoin d'évènements aussi brutaux pour saisir les effets du storytelling. La prétendue démocratie est un autre exemple de leurre dont nous sommes pour la plupart victimes. On voudrait nous faire croire que les dirigeants de la nation sont nos représentants élus. Or nous avons beau glisser systématiquement un bulletin dans l'urne voilà des décennies que rien n'y change. Comme si nous avions le choix ! Comme si les politiques de la droite ou de ce qui est communément appelé la gauche étaient fondamentalement différentes ! Les acteurs jouent simplement à "good cop, bad cop" (le gentil flic et le méchant dans un interrogatoire), mais les deux servent les mêmes intérêts. L'exploitation de l'homme par l'homme est le moteur de nos civilisations. En France on entend que Hollande n'a pas respecté ses engagements, mais bien au contraire, il le fait scrupuleusement, non vis à vis de ses électeurs, mais vis à vis des banques qu'il n'a pas manqué de visiter avant son élection ou des grands patrons qu'il rencontre discrètement régulièrement. L'histrion qui l'a précédé s'est juste fait virer parce que son ego bling bling empêchait de le contrôler suffisamment, mais surtout parce que l'illusion de l'alternance est la clef du succès. Les Américains en savent quelque chose : Républicains ou Démocrates ne changent rien à la condition humaine, les pauvres s'enfoncent toujours un peu plus dans la misère, les écarts avec les riches se creusant chaque jour dramatiquement. La révolte est contenue.
Résumant rapidement, un psychanalyste lacanien m'expliquait que la névrose est le fruit de la charge que mettent les parents sur leur enfant et que celui-ci ne peut assumer. Du désir inassouvi des uns naît le mal-être des autres. Et il nous faudra dans le meilleur des cas de presque toute une vie et un travail considérable sur soi-même pour savoir qui nous sommes vraiment. Car en écrivant parents je pense au poids de la société qui n'agit pas autrement. Nous sommes nous-mêmes des produits du storytelling que la généalogie et la culture nous inculquent. Depuis que nous sommes nés on nous raconte des histoires, et nous les croyons. Nous y croyons parce que nous sommes de bons enfants prêts à perpétuer le récit des vainqueurs, puisque l'Histoire est celle des vainqueurs, de ceux qui survivent et l'écrivent. Il n'existe le plus souvent aucune autre trace. Tout n'est que storytelling. Une gigantesque illusion à laquelle nous ne pouvons répondre qu'en nous posant des questions fondamentales, des questions vitales : quelle vie ai-je véritablement envie de construire ? Quel intime désir m'anime encore sous la montagne de faux semblants que camouflent le progrès, la consommation à outrance, l'égocentrisme, la haine de l'autre, de cet autre qui est en moi et qui accouche du racisme ou du sexisme ? Comment utiliser intelligemment le peu de temps qu'il nous reste à vivre ? Cette question n'a pas d'âge au vu de notre taille infiniment négligeable à l'échelle cosmique ! Quelle histoire vais-je inventer qui soit la mienne et que je puisse partager avec mes semblables sans que l'on m'impose toutes ces fariboles qui n'ont d'autre finalité que m'asservir au modèle dominant ?
Dans son livre Christian Salmon cite le succès des blogs comme exemple de cet engouement pour les histoires. La grande majorité des blogueurs n'auraient d'autre motivation que de raconter la leur. Saurez-vous décrypter la mienne au travers de mes chroniques quotidiennes ? Tout n'est que storytelling. Ne doit-on alors faire confiance à personne ? Même à soi-même ? La mémoire nous joue de sacrés tours. La question est mal posée, car en cherchant à préciser son propre point de vue sans l'imposer à qui que ce soit on s'approcherait d'un équilibre que seule l'écoute permet d'affiner. C'est dans le rapport à l'autre que nous commençons à exister. Le storytelling nous construit, certes ; en prendre conscience permet de nous l'approprier et d'en proposer des variations dont la multiplicité est la garante de notre liberté. C'est lorsque le storytelling est une technique de formatage qu'il devient pernicieux. Penser par soi-même est un acte de résistance, la gageure d'une vie.