Il avait suffi que l'on réunisse seize musiciens et musiciennes, il y avait six filles dans l'orchestre, pour que l'on nous écoute enfin. Le succès fut immense, transformant notre statut professionnel. Jusque là le trio d'Un drame musical instantané jouait beaucoup, mais ne convainquait que quelques copains et journalistes. Je suis injuste, mais c'est ainsi que nous le vivions. Ce vendredi 13 de l'année 1981 le Théâtre Berthelot à Montreuil était bondé. Nous manquions cruellement de répétitions parce que nous refusions d'exploiter les camarades musiciens comme le faisaient les autres big bands. Il fallait donc écrire simple ou du moins l'espérer. Je m'étais refusé jusqu'ici à faire entendre cet à-peu-près qui nous faisait souffrir. Les archives révèlent néanmoins des qualités que j'avais oubliées, n'ayant rien réécouté depuis lors.

De cette création nous n'avions publié que La Preuve par le Grand Huit dans l'album À travail égal salaire égal, une pièce écrite par Francis Gorgé, précision qui aujourd'hui prend son sens alors que nous signions systématiquement collectivement tout ce que nous composions. Nous savions bien que le succès peut advenir du moindre détail et nous intervenions tous partout plus ou moins. De plus cela évitait les tractations fastidieuses de pourcentages litigieux. Nous n'avions pas envie de finir prématurément comme le Unit. Lorsqu'il n'y a pas de question d'argent les (mauvaises) raisons de s'engueuler sont réduites à néant. Nos inévitables conflits faisaient sens, nous pouvons en être fiers ! Bernard Vitet avait, à mon goût, l'écriture la plus équilibrée et la plus expérimentale, sérialisme et variétés aidant. Il avait un talent fou pour sortir des mélodies inoubliables. Francis était plus influencé par la musique classique, en particulier par les Français du XIXe et du XXe siècle. Dans La lettre l'influence de Poulenc est évidente. Bernard ne terminant jamais une pièce il était plus facile de composer avec lui ! J'écrivais tous les textes et les parties les plus aléatoires ou les plus spontanées, m'appuyant sur les personnalités plutôt que sur leur instrumentation, mes modèles étaient Varèse et Ives. Lorsque nous composions pour orchestre, j'étais forcément le moins déçu de nous trois, mais j'ai déchanté lorsque j'ai tenté d'étendre l'improvisation collective à un grand ensemble. Pour cette soirée j'avais caché un micro à l'accueil qui renvoyait les conversations du public dans la salle où s'installaient celles et ceux qui étaient déjà rentrés. Francis était le véritable chef d'orchestre de la bande. J'en étais le directeur et l'organisateur. Bernard se fondait à l'ensemble, prodiguant ses conseils de l'intérieur !

À cette époque la norme midi et la musique assistée par ordinateur n'existaient pas, aucun moyen de tester les partitions avant les répétitions ! On découvrait nos maladresses sur le terrain. À côté des trois mouvements du Grand Jeu dont j'avais composé Le malheur en hommage à Gustav, du Concerto de l'ordre dont nous avions confié les parties à divers membres de l'orchestre, de La lettre (pour mezzo-soprano, violon et orchestre), il y avait Les trois singes qui deviendront plus tard Révolutions, future Face B de l'album Les bons contes font les bons amis. Nous avions également adapté Crimes parfaits (la version électroacoustique initiale est présente sur le CD Machiavel) pour trois petits orchestres, remplaçant le coup de théâtre de la coda enregistré en reportage par un subterfuge qui fit craquer plusieurs spectateurs : Bernard sortit d'une valise un pistolet-mitrailleur et tira une salve vers la salle plongée dans le noir avec des balles à blanc. Il ne rêvait alors que plaies et bosses. Au dernier moment il avait décidé de diriger cette pièce avec des gants blancs, mais à la première tourne de la partition il ne put s'en saisir et toutes les pages s'envolèrent ; je dus les ramasser à quatre pattes pour les lui tendre dans l'ordre. De mon côté je fus pris d'un trac terrible au moment d'une partie soliste au piano et jurai que cela ne se reproduirait jamais. Le vibraphoniste Jacques Marugg me conseilla de prendre du Gelsemium et dès lors mes camarades apprécièrent mon aplomb à la moindre anicroche. Je n'en ai plus besoin, mais ces granules homéopathiques firent leur preuve pendant de nombreuses années !

Pour avoir exhumé 51 minutes d'archives scrupuleusement enfouies, et pour cause, j'ai appelé cet étonnant album Laissés pour compte. Ces pièces écartées complètent astucieusement les trois vinyles du Drame pour grand orchestre dont L'homme à la caméra marqua l'apothéose. La perversion administrative qu'imposaient les subventions de la Direction de la Musique alliée à la direction de cette colonie de vacances me poussèrent à dissoudre cet ensemble où régnait pourtant une joyeuse ambiance. Nous avons eu la chance de composer ensuite des œuvres pour des ensembles plus importants, orchestres d'harmonie, symphoniques ou contemporains, mais aujourd'hui l'évolution technologique me permet d'improviser un orchestre complet au bout des doigts, ce qu'aucun ensemble ne m'offrira jamais. Or le plaisir de la composition instantanée, entendre la réduction maximale du temps entre la composition et l'interprétation, reste pour moi un plaisir inégalé. Cela demande évidemment une préparation minutieuse, d'un côté des connaissances encyclopédiques et de l'autre une anticipation des possibles qui fassent la meilleure place à l'impossible.