De la nécessité de repenser les musées
Par Jean-Jacques Birgé, jeudi 4 septembre 2014 à 00:22 :: Expositions :: #2918 :: rss
Attention, L'Art au large est un voyage au long cours. C'est de la dynamite, une porte vers la poésie pure, l'intelligence des synapses pour le plaisir de l'art.
Plus nous avançons dans la lecture du recueil de textes de Jean-Hubert Martin plus sa position se radicalise.
En 1989 avec l'exposition Magiciens de la terre le conservateur, mettant à égalité les artistes de tous les continents, donne un coup de pied dans la fourmilière. Le colonialisme qui règne dans les beaux-arts a fait long feu. Les termes d'art brut, primitif ou premier ne lui plaisent guère. Les artistes contemporains d'Afrique ou d'Océanie n'ont pas besoin d'avoir suivi les cours des écoles occidentales pour trouver leur voie. S'ils puisent leur inspiration dans leurs racines ancestrales ils ne devraient pas avoir besoin de patiner leurs œuvres pour les vendre. Leurs signatures apparaissent donc puisque c'est ce qui importe au marché de l'art : Chéri Samba, Esther Mahlangu, Liautaud, Bien Aimé, Kabakov, Boulatov, John Fundi, Cyprien Tokoudagba répondent à Byars, Abramovic, Paik, Oldenburg, Cragg, etc. Nombreux artistes du début du XXe siècle s'étaient inspirés de l'art nègre comme si c'était du passé. Erreur, grossière erreur emprunte d'un colonialisme persistant. Les savoureux Journaux de Voyage de Jean-Hubert Martin en Chine, en Afrique, au Népal ou en Papouasie-Nouvelle Guinée sont ceux d'un explorateur, il arpente la planète à la recherche des meilleurs, de ceux qui ont quelque chose de plus que la reproduction. N'est-ce pas en ces termes que l'on reconnaît les grands artistes ? Et voilà notre Philéas Fogg devenu expert en art kanak, se passionnant pour les mantras ou les peintures sur sable des Indiens d'Amérique... Il les ramènera même avec lui pour qu'ils s'exécutent en public.
Jean-Hubert Martin comprend que les a priori sur la religion n'ont pas leur place dans les domaines artistiques. Les voies du sacré sont impénétrables, mais leur poésie nous touche quelle que soit notre foi ou son absence. Pour exposer des objets il n'a pas besoin qu'ils soient d'art s'ils sont beaux et s'ils font sens, car le conservateur est un révolutionnaire qui cherche partout l'adéquation de la forme et du fond. Ces frottements sont la source de nos rêves. Ayant déjà fait exploser le regard d'Apollinaire, il s'inspire de l'Atelier d'André Breton pour développer l'idée d'un cabinet de curiosités où le temps et l'espace n'ont plus de frontières. Son travail au château d'Oiron lui servira de modèle. Malgré quelques déconvenues face aux gardiens du temple, suivront de nombreuses expositions : Autels, l'art de s'agenouiller à Düsseldorf en 2001, Africa Remix au Centre Pompidou en 2004, Une image peut en cacher une autre au Grand Palais en 2009, Dali à Pompidou en 2012 et Le Théâtre du Monde que nous avons pu admirer à La Maison Rouge l'an passé.
C'est à cette occasion que son discours se précise. Pourquoi la musique ou le théâtre s'adressent-ils au sensible quand les musées persistent à honorer la chronologie et, pire, la pédagogie ! Face au musée docile Jean-Hubert Martin prône le musée des charmes. Nous devons aller voir les œuvres d'art par pur plaisir sans forcément nous demander quelle connaissance y acquérir. Et chacun peut y trouver son bonheur, sans la hiérarchie imbécile des supposés savants et des visiteurs ignares à qui il faut tout expliquer. Chacun devient libre de son interprétation, avec ses propres repères. "Pour prendre du plaisir. C'est la tâche des conservateurs de présenter les œuvres de manière à provoquer des correspondances signifiantes et des associations qui mènent des œuvres à la pensée et aux idées (...) La spécialisation et la division des tâches ont été un atout majeur de notre civilisation, mais elles comportent leur revers. Elles risquent d'oblitérer le caractère éminemment humain de la culture matérielle et par conséquent son rôle de vecteur de communication entre les hommes. Certains professionnels des musées sont à ce point imprégnés de positivisme et du caractère scientifique de leur discipline qu'ils restent fixés sur la vérité intrinsèque et exclusive de l'œuvre telle qu'elle surgit dans le contexte de sa création. Et pourtant notre compréhension du passé est totalement limitée par l'interprétation que nous en faisons aujourd'hui."
Au diable les spécialistes, la chronologie, les expositions thématiques tirées par les cheveux du matérialisme mécaniste, au diable les cartels qui rompent la magie du spectacle... Le cabinet de curiosité porte bien son nom, ouvert à tous les possibles, et pour le mettre en valeur, Jean-Hubert Martin joue des effets de lumière, des associations et des contraires, des rimes poétiques qui renvoient au réel comme à l'imaginaire. (L'Art au large, ed. Flammarion)
Il y a vingt ans j'eus la chance de participer à plusieurs expositions-spectacles à commencer par Il était une fois la fête foraine à la Grande Halle de La Villette. Nous avions désacralisé la muséographie en immergeant les visiteurs dans un univers ludique. Avec le conservateur Zeev Gourarier et le scénographe Raymond Sarti nous avions réitéré l'exploit au Japon pour The Extraordinary Museum et à Monaco pour Jours de cirque. Ils m'avaient offert la liberté d'imaginer le son de ces gigantesques espaces où les œuvres reprenaient soudain vie, libérées du poids d'une pédagogie hautaine et de la poussière des cimaises formateuses pour donner à chacun le loisir de se les approprier en les interprétant à sa guise, seulement guidés par l'à propos des choix poétiques et plastiques.
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