lundi 27 octobre 2014
Jack Bruce nous laisse sans voix
Par Jean-Jacques Birgé,
lundi 27 octobre 2014 à 00:05 :: Musique
71 ans après son premier cri, la voix blanche et rocailleuse de Jack Bruce s'est éteinte samedi dernier.
À l'automne 1968, de retour des USA, j’achète Wheels of Fire, double album argenté des Cream, moitié studio, moitié live. L'enregistrement au Fillmore nous scotche au plafond avec Crossroads de Robert Johnson, Spoonful de Willie Dixon, Traintime de Jack Bruce et Toad de Ginger Baker. Eric Clapton est le guitariste, Bruce le bassiste et chanteur, Baker le batteur. La pochette s'ouvre sur des couleurs psychédéliques, rose, orange et vert qui nous en mettent plein les yeux. C'est leur troisième disque, mais chacun s'était déjà distingué avec de former ce premier power trio de l'histoire du rock. C'est surtout la première fois que j'entends des musiciens de rock improviser des morceaux de près de vingt minutes faisant éclater le format chanson, porte ouverte à nos inventions les plus débridées. Mais le groupe se dissout aussitôt. Je retrouverai Ginger Baker's Air Force au Lyceum, bœuferai avec Clapton chez Gomelski et ne rencontrerai jamais Jack Bruce. C'est pourtant le seul d'entre eux dont la trajectoire me fascinera jusqu'au bout.
L'Écossais avait déjà joué avec Alexis Korner, Charlie Watts, Mick Jagger, Graham Bond, Dick Heckstall-Smith, Manfred Mann, Steve Winwood, John McLaughlin et John Mayall. Tandis que nous animons un rallye dans le seizième arrondissement Francis Gorgé m'apprend Sunshine of Your Love dans la cuisine. Je joue comme un pied au sax alto le thème de Clapton, Bruce et Pete Brown, mais j'adore.
Après les Cream, Bruce sortira une quinzaine d'albums sous son nom en commençant par Songs For A Tailor. Après avoir marqué le blues de son empreinte blanche, il participe à Turn It Over, second album du Tony Williams Lifetime avec McLaughlin et Larry Young, célébrant ainsi l'avènement de la jazz-fusion. Bassiste électrique à la formation classique influencé par Charlie Mingus, c'est comme chanteur que le jazz l'adopte avec la sortie en 1971 du chef d'œuvre de Carla Bley, Escalator Over The Hill. Il apparaît chez Lou Reed (Berlin) ou Frank Zappa (Apostrophe), fait un flop avec Simon Phillips et Tony Hymas, et se noie dans la drogue. Il fera un bout de chemin avec Kip Hanrahan, Vernon Reid, Cindy Blackman et quantité d'autres, mais c'est Michael Mantler qui lui offrira ses plus beaux rôles, loin des musiques pop mainstream.
Le compositeur lui fait chanter les paroles de Samuel Beckett. Ce sera No Answer en 1974 en trio aux côtés de Carla Bley et Don Cherry, Many Have No Speech en 1988 avec Marianne Faithfull, Robert Wyatt et un orchestre symphonique, puis Folly Seeing All This en 1993 avec entre autres le Balanescu Quartet, Rick Fenn, Wolfgang Puschnig. Quatre ans plus tard, il est le soliste de l'opéra The School of Understanding avec Don Preston, Karen Mantler, John Greaves, Robert Wyatt, etc. Son timbre de ténor éraillé hyper-expressif collant parfaitement aux sublimes mélodies monotones de Michael Mantler transcende les genres.
En mars 2014 sa famille et ses amis participent à l'enregistrement de son dernier album, Silver Rails, mais quelques mois plus tard le cancer du foie qu'il traîne depuis plus de dix ans le terrasse. Il nous laisse sans voix.