vendredi 6 février 2015
Le cinéma américain dans de beaux draps
Par Jean-Jacques Birgé,
vendredi 6 février 2015 à 00:53 :: Cinéma & DVD
Aujourd'hui c'est blockbuster. Si tant de cinéastes se répandent en niaiseries, propos indigestes, conventions maladroites, lourdeurs de style, la presse spécialisée porte une lourde responsabilité. Leur fascination pour le pouvoir les fait encenser Clint Eastwood ou Martin Scorsese dont les réussites sont très loin derrière eux. Ainsi le scénario de American Sniper, boursouflure patriotique va-t-en-guerre porte en étendard le meurtre de résistants à l'envahisseur yankie en Irak, avec une paresse répétitive. Dans sa lunette borgne Eastwood passe à côté de son sujet en cadrant son obsession sans visionner les raisons de l'adversaire ni entrevoir le paradoxe qu'il inscrit sur un carton en fin de film, la mort de son héros assassiné quelques années plus tard par un autre vétéran en pétage de plombs.
Il n'est pas étonnant que Whiplash ou encore Foxcatcher de Bennett Miller plaise aux machos bagarreurs ou à leurs admirateurs timorés, fascinés par le struggle for life, et les fantasmes du pouvoir. Ce film est d'ailleurs produit par Megan Ellison, fille de Larry Ellison et vice-présidente d'Oracle Corporation ! Megan, c'est True Grit, Lawless, The Master, Zero Dark Thirty , American Hustle, The Grandmaster, cherchez leur point commun ! Même Her s'y inscrit en creux lorsqu'on le rajoute à la liste. Quant au papa Ellison, c'est la cinquième plus grande fortune mondiale et Oracle tient son nom de ses connexions directes avec la CIA. Le film met en scène des lutteurs abrutis et un milliardaire pervers qui s'invente des jouets humains pour combler son ennui. Aucun recul ne permet d'imaginer un contre-champ idéologique à ces complaisances brutales.
Birdman, la dinguerie d'Alejandro González Iñárritu, est un miroir de cette gloire passée qui rend fou. Rayon nostalgie qui passe à côté de son sujet, ajoutez les biopics Get On Up de Tate Taylor et Jimi All Is By My Side de John Ridley, réciproquement sur James Brown et Jimi Hendrix, superbes numéros d'acteurs, mais révisionnisme politiquement correct à la clef.
Entretenant la peur, peur de l'autre évidemment, celui qui n'est pas comme nous, l'apocalypse nous est également servie à toutes les sauces de Dawn of The Planet of The Apes à These Final Hours en passant par The Machine, Automatica et Edge of Tomorrow qui ne sont pas ce qui s'est fait de pire dans le genre. Interstellar de Christopher Nolan (Memento) n'échappe pas au vide interstellaire : après un début lent et intrigant on sombre dans un trou noir où l'on n'apprend rien et où les liens père-fille encombrent le récit de la même manière que dans le ratage Gravity. Comme Radiguet se moquant d'une peinture de bataille (tout est en acier, excepté les cuirasses), on pourrait dire que tout est en acier, excepté le robot, qui mérite sérieusement un prix d'interprétation. Je vous épargne les thrillers John Wick, Cold in July, The Drop, etc., que l'on oublie aussi vite la lumière rallumée...
Heureusement J. C. Chandor réussit A Most Violent Year, polar très personnel, où l'hémoglobine est accessoire (il aurait pu même s'en dispenser complètement), et surtout d'où le cynisme insupportablement propre à notre époque est exclu.
De même, la grande randonnée pédestre d'une jeune femme qui cherche à se refaire une santé en remontant la côte ouest des États Unis dans Wild de Jean-Marc Vallée (Dallas Byer's Club) laisse entrevoir des perspectives que le cinéma américain cadenasse systématiquement, en noyant le poisson dans un sirop symphonique redondant, aussi gras qu'un double Mac Do (par contre, la bande-son de Wild mixe habilement des bribes de musique filtrées très bas, comme des réminiscences dans la tête de Reese Witherspoon).
Autre canadien passé de l'autre côté de la frontière, Philippe Falardeau présente The Good Lie, un film plein de bonnes intentions sur les réfugiés soudanais aux États-Unis, mais il perd progressivement l'originalité de ses premiers films (La moitié gauche du frigo, Congorama). Idem avec Selma de Ava DuVernay, sur un épisode du combat non-violent de Martin Luther King en Alabama, qui souffre des défauts habituels aux films démonstratifs à message politique explicite. Préférons Nightcrawler de Dan Gilroy, critique virulente du milieu morbide qui a engendré la télé-réalité. Jake Gyllenhaal y interprète un photographe prêt à tout pour se sortir de la misère et accéder au pouvoir, et là on n'échappe pas à la mise en scène du cynisme poussé à son paroxysme.
Fidèle à lui-même, pour Boyhood Richard Linklater installe un protocole de tournage qui colle à son sujet, ici la vie d'une famille filmée vraiment sur douze ans, les comédiens vieillissant en même temps que leurs rôles. Beau portrait de l'Amérique où les évènements glissent élégamment dans le réel recomposé. Autre film tendre à résonance familiale, Love is Strange de Ira Sachs met en scène un couple âgé de deux hommes en butte aux difficultés que pose leur homosexualité après l'âge de la retraite.
Sinon, on a toujours la ressource de regarder des films d'autres continents en espérant qu'ils ne calquent pas scénarios et traitements sur le modèle dominant, ce cinéma de divertissement conçu pour rendre nos cerveaux disponibles au storytelling et à la désinformation, jouant sur l'émotion au détriment de la réflexion, excitant nos pulsions consuméristes et patriotiques, amnésique aussi car il fait fi des histoire(s) du cinéma en n'offrant plus que des produits pré-mâchés. There is no business like show business.