jeudi 29 octobre 2015
Retour du Vol pour Sidney
Par Jean-Jacques Birgé,
jeudi 29 octobre 2015 à 00:00 :: Musique
Sidney Bechet fut un des plus grands musiciens de jazz avec Louis Armstrong, Duke Ellington, Charlie Parker, John Coltrane, Charlie Mingus ou Miles Davis. Soixante ans après que les spectateurs, excités par sa musique, aient cassé les fauteuils de l'Olympia, le label nato réédite Vol pour Sidney (aller), disque collectif rendant hommage au génial saxophoniste dont le soprano reste la référence, instrument que seul Steve Lacy sut renouveler tout en sachant ce qu'il lui devait, tout comme quantité de musiciens, dont ceux, et non des moindres, qui participèrent à ces enregistrements.
Lol Coxhill, héritier direct du style de Bechet, commence avec le tube Petite fleur, accompagné par le claviériste Pat Thomas dont les percussions électrisent la Nouvelle Orléans originelle. Le groupe British Summer Time Ends évoque le ballet La nuit est une sorcière dans une interprétation rappelant Morricone et Moondog. Troisième façon d'actualiser radicalement la musique de Bechet, le saxophoniste Michel Doneda s'associe à Elvin Jones, le batteur de Coltrane, pour une Egyptian Fantasy démontrant d'où vient naturellement le free jazz. Retour aux racines du blues de Sidney avec Taj Mahal avant que The Lonely Bears, qui réunissent Tony Hymas, Terry Bozzio, Hugh Burns et Tony Coe, ne rappellent la tendresse de Si tu vois ma mère. Steve Beresford funkise la frivolité caribéenne de Lastic, d'abord avec la chanteuse martiniquaise Francine Luce, puis avec le percussionniste hollandais Han Bennink où le duo déjante en humour batave. Surprise d'entendre Charlie Watts, le batteur des Rolling Stones, avec Lol Coxhill et Evan Parker, tous deux sopranisant sur Blues in The Cave, puis un délirant Laughin' in Rhythm. La guitare d'abord électrique, puis acoustique de Hugh Burns accompagne la chanteuse pop soulifiante Pepsi sur Blue For You Johnny avant que Lee Konitz n'entame sagement As-tu le cafard ? avec Ken Werner au piano. La chanteuse polonaise Urszula Dudziak reprend la voix du futur en transformant la sienne électroniquement pour un Make Me A Pallet On The Floor des plus bizarres. Bechet est éternel. Enfonçant le clou en reprenant Petite Fleur dans une "version non contrainte" Lol Coxhill et Pat Thomas ferment le ban. Ce n'est pas un hasard si en 1995 je demandai à Lol de venir enregistrer le clown du CD-Rom Au cirque avec Seurat !
Vol pour Sidney (aller) fait partie des grandes réussites du label nato comme tous ses disques à thème autour de Satie, Durruti, Godard, Spirou ou Hitchcock. Si la couverture de Pierre Cornuel est la même qu'à sa sortie en 1992, clin d'œil tintinesque du producteur Jean Rochard fan de bandes dessinées, le nouveau livret est illustré par Thierry Alba, Jazzi et Chistian Rose. Y figure un texte magnifique du saxophoniste Lol Coxhill publié en 1984 dans Jazz Ensuite, revue indispensable que Rochard ne put hélas faire durer au delà du cinquième numéro.
Mais évoquer cet hommage à Bechet sans raconter mon propre attachement eut été incomplet. Je venais d'avoir cinq ans lorsqu'en janvier 1958 mon père produisit au Théâtre de l'Étoile l'opérette Nouvelle Orléans dont Sidney était la vedette. Avec son orchestre il traversait la salle en jouant et chantant "Les oignons, c'est pas cher, mais c'est bon...", lançant de vrais oignons le soir de la première, puis des répliques en cotillon les représentations suivantes. Premier musicien que je rencontrai, on peut tomber plus mal, je fus certainement séduit par son lyrisme, son invention et son humour. Il me prenait sur ses genoux pour faire des combats de boxe dont je sortais à tous les coups vainqueur. Sidney adorait le catch et il lui est même arrivé d'annuler une représentation pour assister à un match Salle Wagram située à côté du théâtre. Imaginez la colère de mes parents le voyant au premier rang s'époumoner en criant "Tue-le !" alors qu'il avait prétendu être souffrant. Accessoirement et pour des raisons qui n'avaient rien à voir avec le spectacle, mon père fit faillite avec cette production et il remboursa ses dernières dettes jusque trois ans avant sa mort en 1984. Je dois aussi à Sidney le premier son que je produisis de mon histoire de musicien : le vieux monsieur à l'immuable sourire m'apprit à souffler dans son saxophone soprano ! Je ne l'ai jamais oublié et lorsque j'écoute cet album je revis ces merveilleuses années de l'enfance qui nous insufflent la passion de construire et reconstruire pour retrouver les premiers émois du jeu.
→ Vol pour Sidney (aller), réédition CD label nato, dist. L'autre distribution