Faut-il le voir pour le croire ? Pour la plupart des auditeurs la propagation du son reste un mystère. Y a-t-il une différence qu’il soit produit par un instrument de musique, sorte d’une enceinte ou soit dématérialisé sur Internet ? Porté par quantité de supports qui ont fait leur temps et continuent d’évoluer en fonction des découvertes scientifiques et des lois du marché, une chose est sûre, le son nous transporte !
Edgard Varèse ayant suggéré il y a un siècle qu’il y a musique dès lors que le son est organisé, on y assimilera donc toute création sonore, composition et improvisation, enregistrement de studio et concert
live,
field recording et
soundscape, comme son apport aux autres arts dans ses diverses formes appliquées.
La révolution informatique et le bouleversement social qu’initie Internet permettent d’envisager des formes nouvelles de diffusion de la musique, voire des créations d’un genre nouveau. Condamnent-ils pour autant des systèmes qui ont fait leur preuve et dont les qualités n’ont pour l’instant pas été remplacées ? Les enjeux sont considérables, les décisions économiques influant directement sur la création. Que gagne-t-on et qu’y perd-on ?
Good Vibrations
Il s’agit d’abord de vibrations, des bonnes vibrations ! Les ondes sonores se propagent et se déforment en traversant un fluide, l’air en ce qui nous concerne. Notre cerveau les interprète selon des principes de psychoacoustique, savant mélange de science et de culture. La variation de pression se propage dans l’espace, mais aussi dans le temps. La durée est ainsi l’élément que nous percevons le mieux dans notre appréhension de la musique. Et lorsque l’on parle de durée il est indispensable également d’envisager sa pérennité, les supports qui la font voyager devenant une question aussi fondamentale que les œuvres de l’esprit qui les nécessitent.
Longtemps la musique ne s’est transmise qu’oralement. L’improvisation était courante puisque chacun et chacune devait s’approprier ce qu’il entendait, et ce qu’il ou elle imaginait était transformé à la manière du conte arabe. L’invention du papier et celle de l’imprimerie ont révolutionné les expressions artistiques. La notation permit de la faire voyager toute seule dans le temps comme dans l’espace. L’enregistrement et sa reproduction changèrent une nouvelle fois la donne. Depuis le début du XXème siècle la musique peut s’affranchir du papier, de la partition, pour se propager sur toute la planète. Le cylindre et le disque, la radio et la télévision ont élargi les audiences, et les transports rapides ont permis de jouir partout des musiciens en concert. La révolution d’Internet constitue, comme pour les autres arts et la circulation des idées et des biens en général, une nouvelle étape dans l’histoire de la musique. Mais comparons d’abord ce qui l’a précédée et qui reste à notre portée…
Une brève histoire de la musique enregistrée
Comparons donc les supports encore accessibles en remontant le temps.
Le MPEG-1/2 Audio Layer 3, dit mp3, que les jeunes privilégient, compresse les informations de manière fort différente selon les taux qui lui sont appliqués. À 128 kbit/s la destruction est parfaitement audible, plus difficile à percevoir à 320 kbit/s. Le principe revient à supprimer les fréquences qu’on n’entend pas, soit les détails pas vraiment importants. Or ce sont ces finasseries qui donnent sa réalité à un enregistrement, son humanité à un artiste devenu virtuel par le biais de la reproduction. Les transitoires, comme les sons de percussion, en prennent un bon coup. Ce modèle psychoacoustique de compression est basé sur un effet de masque qui supprime des fréquences lorsque deux sont présentes simultanément et sur des effets de temporalité comme les artefacts du pré-écho sur les attaques. Aujourd’hui la musique de grande diffusion est conçue aussi bien pour être compressée pour le format mp3 que pour sa diffusion radiophonique. Les musiques qui jouent sur la finesse du timbre comme le classique ou les courants issus de l’improvisation s’en tirent beaucoup moins bien. Les audiophiles qui adorent s’imaginer transportés dans la salle de concert sont forcément déçus. Il existe d’autres modèles de compression plus ou moins destructifs comme l’AAC ou l’OGG, mais leur avantage est avant tout l’allègement de leur poids quant à leur stockage et les débits d’envoi qu’ils nécessitent, sans compter l’ajout des métadonnées apportant les informations tels que titre du morceau et de l’album, interprète, pochette, paroles, etc.
Le CD comportait déjà une réduction d’informations par rapport au microsillon. Il découpe le son en 44100 échantillons par seconde limitant à 20kHz les fréquences les plus hautes alors que le disque noir offre une réponse linéaire qui peut monter à 30kHz, ce dont profitent certains instruments comme les trompettes ou la percussion. L’enregistrement numérique procède d’un échantillonnage, d’une quantification et d’un encodage qui transforme le résultat en une séquence binaire de 0 et de 1. L’analogique reproduit mécaniquement le signal électrique qu’elle représente en gravant le sillon. Le CD a été vendu abusivement comme inusable, alors que la moindre pétouille l’envoie à la poubelle. Si le microsillon intègre les bruits de surface et les petites rayures, il est objectivement plus résistant. Obsolescence programmée, le neuf reste neuf jusqu’à ce qu’il meurt alors que dans le passé on pouvait souvent réparer les vieux clous.
La différence audible entre ces supports tient à la restitution de l’acoustique du lieu où ont été enregistrés les musiciens. Or il est encore plus troublant d’écouter un 78 tours avec un matériel adapté comme une platine Garrard 301, telles celles qu'utilisait Radio France, et une cellule Pierre Clément ! On s’y croirait. Dynamique incroyable, espace restitué dans ses moindres détails ! Les disques 78 tours étaient néanmoins fragiles et extrêmement lourds. À partir du milieu des années 50, les 33 tours les remplacèrent, offrant une durée d’une vingtaine de minutes par face contre quelques unes pour les 78 tours. De même le CD monte à 74 minutes, ce qui peut être appréciable pour écouter un opéra, et le mp3 finit par constituer un flux interrompu où le passage d’un morceau à l’autre ne se perçoit même plus ! Les 45 tours correspondaient à un choix strictement commercial, pensé à l’origine pour les juke-boxes, sélectionnant deux ou quatre titres selon les pays.
Le choix du support
Amateur de toutes les musiques et de toutes les situations, je ne souhaite privilégier aucun support contre un autre. Chacun possède ses avantages et ses inconvénients.
Intéressé par les vieilles cires non rééditées et les interprétations historiques, si je possédais le matériel adéquat et l’espace de stockage et si je ne craignais pas le lumbago, j’opterais comme mon camarade Vincent Segal pour les 78 tours, dynamique inégalée due à la vitesse de rotation, espace restitué conforme aux conditions d’enregistrement, une expérience incroyable de voyage dans le temps.
On connaît l’engouement récent pour le retour au vinyle chez les amateurs de musiques de niche, jazz, avant-garde, punk, électro, etc. Initié par les DJ, en particulier par leur pratique du scratch, il s’est récemment étendu à la consommation courante lorsque les auditeurs ont été pris de nostalgie pour les belles et grandes pochettes qui habillaient les 33 tours. Le boîtier cristal des CD n’est ni pratique ni beau. Les pochettes en carton des digipacks restent riquiqui pour les amateurs de beaux objets. Depuis que le téléchargement a supplanté la production discographique, une des bonnes raisons de continuer à acheter des disques est justement la valeur ajoutée que représente la création graphique et le contenu du livret. Un label comme nato propose ainsi de vrais petits livres de 160 pages fortement illustrées, rendant intelligemment incopiables ses meilleurs productions.
Mais ce n’est pas la seule raison d’apprécier les 33 tours 30cm. Sachant qu’un auditeur lambda ne peut exercer sa concentration au delà de vingt minutes, se lever pour changer de face est une garantie de maîtrise tant de la qualité de son écoute que du choix réfléchi du disque en fonction du moment. L’excellence supposée du vinyle est par contre très relative. Si l’on a à faire à des éditions originales d’avant 1991, il est possible, là aussi à condition de posséder une très bonne chaîne hi-fi, de préférer sa dynamique. Hélas les pressages actuels sont rarement au niveau. Nous passions une après-midi entière à peaufiner la gravure avec un orfèvre comme l’était Christian Orsini chez Translab. Le pressage qui en découlait sonnait mieux que la bande originale ! Même chose avec l’impression des pochettes où nous allions surveiller la mise en machines pour que couleurs et contraste soient respectés. Aujourd’hui tout est le plus souvent fabriqué dans un pays de l’Est à partir d’un master numérique. Dans ce cas l’on vogue en plein fantasme.
Avec le CD chaque écoute est identique à la première, si l’on en prend soin. Il accepte les œuvres longues. L’absence de bruits de surface encourage les silences dans la musique. Il est encore moins lourd et moins volumineux que ses prédécesseurs.
Le mp3 est pratique pour faire son jogging, s’abstraire de la cohue des transports en commun, laisser s’écouler le flux si l’on se fiche de savoir ce que l’on écoute. La
playlist a remplacé l’album, le hit a supplanté l’œuvre. On a au moins l’avantage sur la radio d’éviter l’insupportable publicité.
J’ai commencé par enregistrer
Salut les copains et le
Pop Club de José Artur sur France Inter. Je ratais souvent les premières mesures. Lorsque j’étais adolescent j’enregistrai systématiquement sur bande magnétique les discothèques de trois de mes camarades : le premier avait plein de fric, le second volait chez Lido Musique, le troisième était vendeur chez Givaudan. Recopiant à la main les notes des dos de pochette je me fabriquai inconsciemment une culture. Plus tard, passé à la cassette audio, je cochai les programmes de France Musique et France Culture dans Télérama. Quand mes moyens le permirent j’achetai des 33 tours, puis des CD. GRRR , mon label de disques, fut le premier en 1988 à en publier. C’était
L’hallali. Plus tard nous fumes également les premiers à oser un CD-Extra, combinaison de CD-Audio et de CD-Rom.
Carton, recueil de chansons composées avec Bernard Vitet, et
Machiavel eurent un succès retentissant, entre autres grâce à la partie interactive de l’œuvre multimédia qui fit date. Le CD-Rom disparut en 2000 avec l’explosion de la bulle Internet. Mon site date de 1997, à une époque où la création artistique était florissante sur le Web, détrôné depuis par le commerce et les services. Lorsque l’on souhaite innover librement il vaut mieux investir les nouveaux supports dès leur avènement.
En tout cas, c’est la musique qui prime et non son support. Ainsi sa dématérialisation ne devrait poser problème qu’aux amateurs de beaux objets. Elle profite pourtant essentiellement aux majors qui ont résolu le problème du stock et licencié à tours de bras. Les grandes compagnies avaient tout à gagner, les indépendants ont presque tout perdu. Les majors ont fait semblant de se cabrer, comme les gros industriels face au piratage alors que ce sont souvent eux qui mettent en ligne leurs applications piratées pour qu’elles deviennent la norme, incontournable.
Aujourd’hui la plupart des jeunes ne téléchargent même plus, illégalement cela va sans dire. Ils sont abonnés à Deezer ou Spotify, ou bien ils cherchent leur bonheur sur YouTube ou DailyMotion. Les plus gourmands, férus de tout ce qui peut enrichir leur culture et produire du plaisir, téléchargent donc sans céder au diktat d’iTunes ou Amazon, sur des sites spécialisés, clubs très fermés où ils trouvent l’impossible, disques rares ou épuisés, concerts live et inédits. Certains sont très bien faits, proposant les notes des pochettes et affichant maints commentaires éloquents. En tant que compositeur je défends les droits d’auteur qui rétribuent une grande partie de mon travail, mais les accords passés avec les sites autorisés dont YouTube ne profitent qu’aux majors, laissant pour compte les auteurs. La licence globale aurait pu empêcher l’arnaque, mais les lobbys sont puissants et la loi protège essentiellement les plus riches.
drame.org
Si je dressais seulement un portrait noir de la production dite discographique (dite, puisque le disque s’efface au profit d’un nuage) je serais injuste et incohérent. La musique, seule, compte, de même que, pour un auteur ou un interprète, le partage est plus important que la perception, du moins tant que l’on a assez pour manger, se loger et continuer à donner corps à nos rêves. Car, à côté du partage et de la solidarité, le plus important réside dans la persévérance et les moyens d’exercer son art. Je me suis toujours intéressé aux nouvelles technologies sans ne jamais négliger les anciennes. Spécialiste des rapports du son aux autres arts, je me suis enthousiasmé de chaque trouvaille. Ainsi l’interactivité, l’imminence de la Toile, l’universalité rayonnante du World Wide Web m’ont accaparé dès leur émergence.
Après avoir fondé GRRR en 1975 et produit des dizaines d’albums physiques, vinyles d’abord, numériques ensuite, entre autres avec Un Drame Musical Instantané, j’ai choisi depuis plusieurs années de produire des albums virtuels d’une part, et de publier nos archives d’autre part, le tout gratuitement en écoute et téléchargement, y compris une radio aléatoire offrant 126 heures en 850 pièces inédites, réparties également en albums thématiques. J’ai pris la précaution de ne diffuser qu’en mp3 avec un débit réduit dans l’espérance naïve qu’un producteur les publie autrement, ce qui commence, ô surprise, à se concrétiser. Les coûts de fabrication sont devenus dérisoires et l’audience s’est considérablement accrue, avec en bémol le refus quasi absolu de la presse papier d’évoquer notre travail depuis quinze ans. Pendant la même période leur audience a considérablement baissé, suite à leur surdité générale face à ce qui se passe sur le Net ! Après m’être occupé du catalogue, du site, de la radio, du blog et du Journal des Allumés, j’ai milité pour que ce Journal devienne bilingue et soit transformé en édition quotidienne sur Internet, lié à l’épatant catalogue de la soixantaine de labels qui font la richesse de l’association. Troublé de n’avoir pas réussi à convaincre mes camarades, j’ai continué mon travail ailleurs, en chroniquant, entre autres sur Mediapart, les œuvres déterminantes de musiciens et musiciennes méconnus, en particulier la nouvelle génération extraordinairement inventive que j’appelai
Les affranchis. Je suis néanmoins heureux de témoigner ici sur les feuilles que vos doigts étreignent, car tous les moyens sont bons pour défendre ce en quoi nous croyons et que nous aimons.
Même si mes prochaines sorties discographiques se feront en vinyle, produites par Le Souffle continu et DDD/La Source, je ne peux plus imaginer me passer des avantages du site. Possédant mon propre studio depuis mes débuts, acquis grâce à mon travail, j’adore enregistrer un vendredi et mettre en ligne le lundi suivant, après avoir rédigé les notes d’accompagnement et réalisé l’iconographie. Les réseaux sociaux font le reste. Combien d’attachés de presse ne travaillent plus qu’avec FaceBook et combien d’artistes ne communiquent plus que par
newsletter ? Et les organisateurs de concerts de demander les liens vers des captations audiovisuelles ! Internet est devenue une fabuleuse réserve d’archives. Je n’ai plus besoin d’envoyer de bio, photos ou vidéos, tout est accessible en ligne. L’indépendance a toujours été ainsi garante de ma liberté d’expression. Depuis dix ans j’ai donc continué à produire, mais sur le Net, enregistrant avec Vincent Segal, Antonin-Tri Hoang, Edward Perraud, Alexandra Grimal, Birgitte Lyregaard, Linda Edsjö, Ève Risser, Yuko Oshima, Joce Mienniel, Fanny Lasfargues, Ravi Shardja, Médéric Collignon, Julien Desprez, Sophie Bernado, Pierre Senges, Bass Clef, Sylvain Kassap, Sacha Gattino, Vyacheslav Ganelin, Didier Petit, Pascale Labbé, Étienne Brunet, Éric Échampard, etc., rien que du beau monde ! Encore une fois, pourquoi faisons-nous de la musique ? Pour jouer ! L’origine de notre passion n’avait aucun but lucratif et nous étions heureux. Retrouver ce goût est un combat quotidien que seule la liberté octroie !
L’avenir risque de nous faire encore une fois avaler par le monstre de la concentration capitaliste. Posséderons-nous encore nos archives ou seront-elles localisées quelque part dans un désert sécurisé qu’ils nomment déjà le
cloud (le nuage) ? Nous dépendons des industriels qui fabriquent nos instruments, qui ne délivrent plus de pièces détachées, qui ferment les usines. Seules nos voix sont susceptibles de perdurer. Le cri. Pour le reste, qu’importe, ce ne sont que des outils…
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Article paru dans le n°34 du Journal des Allumés du Jazz, illustré par Zou et une photographie de Guy Le Querrec où figurent Dee Dee Bridgewater, Bernard Vitet et moi-même...
Journal téléchargeable gratuitement.