Aujourd'hui je sors définitivement de la jazzosphère
Par Jean-Jacques Birgé, lundi 11 juillet 2016 à 00:13 :: Musique :: #3400 :: rss
La semaine dernière j'ai reçu Polyfree, la jazzosphère, et ailleurs (1970-2015), l'ouvrage dirigé par Philippe Carles et Alexandre Pierrepont, publié par Outre Mesure. Le petit duo a rassemblé les textes d'une trentaine de journalistes, universitaires, etc. autour de sujets passionnants, des rencontres transgenres (musiques traditionnelles par Pierre Sauvanet, contemporaines par Ludovic Florin, électroniques par Marc Chemillier, rap par Christian Béthune, rock par Guy Darol) aux grands courants américains (West Coast par Bertrand Gastaut, AACM par François-René Simon, free et assimilés par Franpi Barriaux, Edouard Hubert, Xavier Daverat, Nader Beizael, Yannick Séité et Philippe Carles), des tendances hexagonales (par Xavier Prévost) aux spécialités exotiques (Afrique du Sud par Denis-Constant Martin, Japon par Michel Henritzi, jazz féminin par Jean-Paul Ricard !), posant questions sur l'improvisation, le silence, le rythme, la voix, la transmission, etc. (par Alexandre Pierrepont, Yves Citton, Frédéric Bisson, Matthieu Saladin, Bertrand Ogilvie, Jean Rochard, Bernard Aimé, Lorraine Roubertie Soliman - tiens une femme !?)... Je les cite tous d'autant que ces rédacteurs de jazz se signalent explicitement, bénéficiant seuls d'une biographie (pas les musiciens) dans ce joli pavé sans illustration de 352 pages.
Je vais me plonger dans leur prose de ce pas, mais je n'ai pu m'empêcher d'y chercher mon nom et celui de mes camarades. Or il ne figure pas dans l'index, pas plus que celui d'Un Drame Musical Instantané, Bernard Vitet seul bénéficiant de leur écoute à condition de se cantonner à sa période strictement jazz qui se clôt en 1976, à la création de notre collectif ! Nous en avons hélas l'habitude, même si un chapitre "inclassables" figure dans cette somme qui revendique ailleurs dans son titre. Ce type d'omission est courante et la déception des oubliés légendaire, mais j'ai du mal à accepter que des chapitres abordent des contrées que nous avons défrichées à l'avant-garde du mouvement sans que notre travail n'y soit salué. Je ne connais pas les universitaires Ludovic Florin ou Marc Chemillier dont la curiosité est limitée à ce qu'on leur a enseigné, mais le manque de rigueur des uns et des autres me blesse en semant une ombre sur la leur.
Ainsi pour mémoire si notre rencontre avec les musiques traditionnelles fut épisodique (pièces avec Bruno Girard, Youenn Le Berre, Valentin Clastrier, Jean-François Vrod, Baco...), nos accointances avec la musique contemporaine et l'électronique nous marginalisèrent suffisamment pendant 40 ans pour être signalées. Que le Drame compose pour le Nouvel Orchestre Philharmonique de Radio France, l'Ensemble de l'Itinéraire, cosigne avec Luc Ferrari ou Vinko Globokar, que Bernard Vitet fabrique des instruments invraisemblables pour Georges Aperghis, passe encore ! Mais je me souviens du mal que j'eus, à mes débuts en 1973, de faire accepter le synthétiseur par tous les jazzeux en activité. Combien de joueurs de cet instrument peuvent être comptés en France ? Qui improvisa librement sur ARP 2600 pendant une décennie, si ce n'est quelques cousins d'Amérique comme John Snyder ou Richard Teitelbaum qui lui était sur Moog comme Sun Ra ? J'enchaînai ensuite à l'inimitable PPG, programmai le DX7 en le comparant à la 4X de l'Ircam qui nageait dans les choux, jouant encore aujourd'hui sur VFX, V-Synth, Tenori-on, Kaossilator, etc. Je créai surtout des machines virtuelles à partir de mes œuvres interactives, de Machiavel à la Mascarade Machine, de la Pâte à son à FluxTune, de DigDeep à La Machine à rêves de Leonardo da Vinci. Contrairement à la plupart des musiciens cités dans l'ouvrage, l'électronique et l'informatique ne furent jamais pour moi des suppléments à une instrumentation classique, mais mes outils de prédilection. Pourtant, à force de polymorphisme, de transversalité, d'universalité, de multimédia, nous semions les critiques à la recherche d'étiquetage. Les classificateurs n'aiment pas les touche-à-tout. Même lorsqu'ils les rangent parmi "les inclassables" la référence américaine les aveugle. Incroyable par exemple qu'Étienne Brunet ne figure nulle part dans cette somme que je ne peux qu'assimiler à une soustraction. Ses albums sont autant d'ouvertures qu'il y a de chapitres dans ce livre. Aucune trace des voix de Frank Royon Le Mée (mort trop tôt ?), Dominique Fonfrède, Birgitte Lyregaard, Greetje Bijma ou Dee Dee Bridgewater (avec qui nous enregistrâmes avec le Balanescu String Quartet !), ni du vielliste Valentin Clastrier, de l'organiste de Barbarie Pierre Charial, de la harpiste Hélène Breschand, des accordéonistes Raúl Barboza, Michèle Buirette, Lionel Suarez, Vincent Peirani... Ces instruments sont-ils aussi bizarres que mes synthétiseurs pour être méprisés à ce point par les crocs-niqueurs de jazz ? Tandis que je commence à lire l'ouvrage j'y reconnais la même distribution paresseuse que celles des festivals français qui se copient presque tous les uns les autres, reproduisant chaque année à peu près le même programme... Pas de trace, par exemple, de Tony Hymas dans les rapports au rap, etc.
Pour les ignorants et les amnésiques, je rappelle que depuis 1976 le Drame mélangea instruments acoustiques et électroniques, occidentaux et traditionnels, rock et jazz, musique savante et populaire (avec Brigitte Fontaine et Colette Magny, deux chanteuses également absentes de l'ouvrage, pourtant déterminantes dans cette histoire !), il initia le retour au ciné-concert (24 films au répertoire, les mêmes qui sont utilisés régulièrement depuis par quantité de performeurs !), travailla avec nombre de comédiens pour associer la littérature à la musique (Buzzati avec Michael Lonsdale, Richard Bohringer, Daniel Laloux ; Michel Tournier et Jules Verne avec Frank Royon Le Mée ; je continuai avec Michel Houellebecq, Dominique Meens, Pierre Senges, etc.)... Dès 1974, bien avant les plunderphonics je créai des radiophonies en zappant comme un fou. Bernard Vitet et moi-même influençâmes la Sacem pour faire accepter l'improvisation jazz, le dépôt sur cassette, la signature collective. À nos débuts tous nos collègues sans exception critiquaient le fait que nous composions collectivement, à trois. Portal ou Lubat préféraient garder la direction des opérations. Nous étions politiques jusqu'à notre quotidien. Cela ne plaisait ni aux individualistes ni aux encartés. Quand je pense que j'ai enregistré avec Texier, Léandre, Chautemps, Petit, Zingaro, Lussier, Sclavis, Boni, Malherbe, Cueco, Tusques, Robert, Colin, Carter, Labbé, Grimal, Perraud, Delbecq, Hoang, Segal, Arguëlles, Atef, Collignon, Desprez, Risser, Mienniel, Contet, Kassap, Échampard, Deschepper et tant d'autres... Dans notre domaine nous fûmes aussi les premiers à enregistrer un CD, puis à créer un CD-Rom d'auteur. En 2009 j'avais déjà exprimé ici l'orgueil d'avoir inventé pas mal de choses récupérées ensuite. Lorsque qu'avec Antoine Schmitt nous exposions partout notre opéra Nabaz'mob, si peu de jazzeux se déplacèrent (70000 visiteurs en 4 jours à New York, 59000 à Paris, 4 mois au Musée des Arts Décos, 5 ans de tournée internationale...). Quelle absence de curiosité ! Alors que je vais me coltiner ce bouquin entièrement... Au moins les chapitres où je n'y connais pas grand chose...
J'ai longtemps brigué la reconnaissance du monde du jazz (bien que je sache bien ne pas en jouer), elle est venue d'ailleurs. Sans étiquette. Cela m'a longtemps déçu. Je ne veux plus l'être. Du moins par les camarades qui ne connaissent que le sens unique. Je quitte la jazzosphère, même si je continue à jouer avec les jeunes musiciens et musiciennes que j'ai nommés les affranchis. J'apprends plus d'elles et eux que des vieilles barbes qui se réfèrent paresseusement aux modèles américains ou à ce que leurs homologues encensent. C'est un petit monde où les salaires sont si bas qu'il leur est nécessaire de jouer les aristos. Lorsque l'on me demande mon métier je réponds que je suis compositeur. Si l'on insiste je précise "de musique barjo" et j'ajoute "mais j'en vis merveilleusement depuis 42 ans". Fuck le jazz qui se mord la queue (figure de style étymologiquement acrobatique) !
Séance de rattrapage :
Les disques (27 albums, dist. Orkhêstra / Les Allumés du Jazz / Le Souffle Continu...)
Les inédits (70 albums, 138h en écoute et téléchargement gratuits)
Radio Drame (tirage aléatoire de 840 pièces)
P.S.: Xavier Prévost (auteur multimédia / ancien producteur de radio, pas journaliste : jamais perçu une pige de presse de sa vie, seulement des droits d'auteur....) a la gentillesse de m'écrire :
Un livre ne se lit pas seulement par l'index..... incomplet semble-t-il, mais qui n'est pas mon fait !... Je te cite, ainsi que Francis Gorgé, et Un DMI, page 203 :
"(Bernard Vitet) fonde en compagnie de Jean-Jacques Birgé et Francis Gorgé UN DRAME MUSICAL INSTANTANÉ, collectif inclassable dont la constante sera, d'écart en écart, d'explorer toutes les facettes de l'aventure sonore."
Sur FaceBook Jean-Yves commente : "Ah non, c'est un peu court, jeune homme..." En effet, à part me réconcilier avec Xavier dont je m'étonnais du silence, mais qui a bonne mémoire et continue à être curieux), cela ne change pas grand chose au fond des articles sur la musique contemporaine, l'électronique, etc. Et les absences incroyables et absurdes de quantité de musiciens déterminants... Plus j'avance dans ma lecture plus je me dis que ce genre d'ouvrage n'est pas sérieux, parce qu'il manque d'une subjectivité explicite et se pose en référence encyclopédique. Il y a malversation sur le fond.
P.P.S.: Je me suis énervé parce que je ne supporte pas qu'un journaliste se plante et t'insulte (par mail) au lieu de s'excuser. Entre l'élégance de Xavier Prévost et Franpi Sunship, et la mauvaise foi de Pierrepont imbu de lui-même il y a un précipice... Avec cette histoire je me suis fait un ennemi, mais pas mal d'amis Je reprécise que j'avais lu les chapitres qui me concernaient directement, ceux en lien avec la musique contemporaine et l'électronique qui commencent l'ouvrage et l'index qui le termine, mais en effet pas tout le bouquin que je n'ai pas la prétention d'avoir chroniqué. Sinon j'ai toujours du mal avec les compilateurs qui se font un nom sur le dos d'auteurs non payés et qui, de plus, n'assument pas leur responsabilité éditoriale.
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