jeudi 22 février 2018
La dénonciation
Par Jean-Jacques Birgé,
jeudi 22 février 2018 à 00:07 :: Perso
Dans les papiers descendus du haut de l'armoire de ma mère, j'ai retrouvé la lettre de dénonciation qui envoya mon grand-père, Gaston Birgé, à Auschwitz ; il fut gazé à Buchenwald après avoir subi sévices physiques et intellectuels (P.S.: Interné à Drancy sous le matricule 266 - Déporté depuis Drancy (93) à destination d'Auschwitz (Pologne) par le convoi n° 59 - Transféré à Buchenwald). À la Libération, son auteur, Roland Vaudeschamps, fut condamné aux travaux forcés à perpétuité, à la confiscation de ses biens et à l'indignité nationale à vie. Pour commencer voici la lettre adressée au Mouvement Social Révolutionnaire, Pour la Révolution Nationale, Permanence locale 7 rue Montauban, Angers :
Angers, le 6 juin 1942
Monsieur le Chef du Service des Renseignements du M.S.R. Province, Paris
Cher Camarade,
J’ai l’honneur, dans le rapport suivant, d’attirer tout particulièrement votre attention sur les agissements de Monsieur Gaston Birgé, ancien Directeur de la Compagnie d’Électricté à Angers. Les renseignements qui constituent ce rapport sont rigoureusement exacts, ils m’ont été transmis par un ami employé à cette compagnie, Monsieur P……., entièrement acquis à l’idée de l’Alliance Franco-Allemande.
Monsieur G.Birgé, de race juive, a été marié une première fois à une catholique dont il eut un fils, Jean Birgé. Après la mort de sa première femme, il se remaria avec une Juive du nom de Lévy, d’où deux enfants, puis il divorça.
Il était affilié à la Secte maçonnique de la Grande Loge de France dont il était, sur le terrain local, un membre très influent, donc très nocif.
Après l’Armistice de 1940, par un opportunisme qui n’appartient qu’à sa race, il se montre subitement partisan de la collaboration, et sentant venir le vent, fait mettre tous ses biens dans le nom de son fils aîné, qui n’est pas considéré comme juif à cause de son origine maternelle. Il fait aussi, dit-on, baptiser ses deux autres enfants.
Le statut des Juifs lui interdit sa fonction de Directeur de la Cie d’Électricité, mais il y est, à l’heure actuelle, Chef d’un service très important et, ce qui est grave, continue à conserver avec le public les relations qu’une ordonnance allemande lui interdit. Il faut noter que, d’après ses propos récents, il se refusera à porter l’étoile imposée par la huitième ordonnance allemande, à partir du 6 juin.
En résumé, ce personnage est extrêmement nuisible car il cache sous une approbation de surface à la collaboration et à la révolution nationale sa haine juive pour tout ce qui touche notre pays et nos idées qu’il sabote, avec la sournoiserie habituelle à ceux de sa race.
Je compte donc sur vous pour mettre au plus tôt un terme aux agissements de cet individu. Je crois que l’infraction qu’il fera certainement à la 8ième ordonnance allemande peut servir de motif.
J’en parlerai de mon côté au service compétent allemand à Angers.
Veuillez, avec mon salut M.S.R., agréer l’assurance de mes sentiments très dévoués.
Le Chef de la Subdivision d’Angers,
R. Vaudeschamps
Les renseignements concernant mon grand-père et sa famille sont rigoureusement exacts et il refusera de porter l'étoile jaune. Il sera arrêté le 12 juin à l'arrivée de la Gestapo à Angers. Au cours du mois, un jeune résistant, Raymond Toutblanc, qui avait infiltré le M.S.R., s'était emparé de son dossier, où figurait la lettre de Roland Vaudeschamps. Toutblanc fut arrêté peu de temps après et mourut en déportation. Cypri, la secrétaire de mon grand-père, écrit qu'elle le rencontra rue Thiers, fit un bout de chemin avec lui par la rue du Port de l'Ancre avant de se cacher sous un porche pour être à l'abri des regards indiscrets, en particulier de la Gestapo susceptible de les surveiller tous les deux. Prisset, le P. de la lettre, employé à la Compagnie d'Électricité, tenait ses renseignements de sa chef de service, Mademoiselle Lioret, et probablement d'un certain Michel Favre. L'article du Courrier de l'Ouest du 17 juillet 1946 fait le portrait de Vaudeschamps, la trentaine, marié avec deux enfants, lunettes et raie au milieu, comptable à l'usine électrique jusqu'en novembre 1941, il passa par le MS.R. avant de partir comme travailleur volontaire en Allemagne, de faire de la propagande pour la L.V.F., de participer à certaines arrestations et d'adhérer à la Milice. D'après une lettre de décembre 1945 de Marcel Paul, Ministre de la Production Industrielle (ancien ouvrier électricien et futur créateur d'EDF-GDF !), Prisset semble n'avoir subi qu'une sanction disciplinaire, "interdiction définitive d'exercer la profession dans les Services Publics du Gaz et de l'Électricité". La lettre de dénonciation, retrouvée en 1945 près de Tours parmi les documents emportés par les Allemands, fut jointe au dossier d'accusation de Vaudeschamps qui sera jugé en 1946.
Mon grand-père passa 80 jours à la prison d'Angers avant d'être envoyé au Camp de Drancy en septembre 1942 qu'il quitta le 3 ou 4 septembre 1943 pour être déporté. S'il avait été arrêté comme Juif, il avait des fonctions importantes dans la Résistance comme me le racontèrent Marcel Berthier, puis très récemment Alain Bernier, fils du Maire d'Angers pendant la guerre. Mon grand-père et Victor Bernier avaient l'habitude de parler en code lorsqu'ils se rencontraient, du style "Untel ne va pas très bien ces jours-ci..." pour dire qu'il y avait urgence à lui faire passer la ligne de démarcation par exemple, ce que s'apprêtait d'ailleurs à faire mon grand-père avant d'être arrêté. Berthier, qui avait réussi à cacher les jeunes frère et sœur de mon père, ma tante Ginette et mon oncle Roger, me raconta qu'il recevait volontiers ses amis résistants comme lui et avait mis au service de la France Libre ses connaissances en électronique pour faire passer des messages en France non-occupée et plus tard en Grande-Bretagne aux moyens des réseaux électriques qu’il connaissait bien. (...) Il trafiquait aussi les chiffres de production et de consommation d'électricité. (...) Gaston Birgé avait "roulé" de très hauts personnages et ils n'ont pas aimé quand ils l'ont su. Il ne faut pas oublier que le château de Pignerolles à Saint-Barthélemy abritait un important État-Major de la Marine. C'était l'échelon militaire le plus élevé de la région, grosse consommatrice d'électricité (les bases, les radars, etc.) avec un droit de regard particulier sur les chiffres et sur ce qu'elle payait. Le poste de répartition d'Angers couvrait la zone : Lannemezan (Pyrénées), Eguzon (centrale hydraulique), Distré (Poste de transformation près de Saumur), Le Mans (SNCF), Caen, Paris (Métro) et les répartiteurs communiquaient entre eux par la téléphonie Haute-Fréquence que les Allemands ne pouvaient contrôler. C'était donc un système sensible et important.
Le 24 février 1949, une cérémonie à la mémoire des agents de la Compagnie d'Électricité morts pendant la guerre a lieu à Angers où sont vantés les mérites de mon grand-père, ancien élève des Arts et Métiers de Châlons, ingénieur, créateur et organisateur des œuvres sociales de la Compagnie d'Électricité d'Angers, Président de la Mutuelle, Administrateur de la Caisse d'Assurances Sociales. "Il était serviable à merci, et tous ceux qui ont sollicité son aide n'avaient qu'à lui exposer leurs besoins pour qu'ils soient immédiatement satisfaits, au-delà même de leur désir..." Un boulevard porte son nom à Angers, où y est stipulé "Mort pour la France".
Le reste du dossier des dédommagements de guerre comprend la liste du mobilier volé par les Allemands, ce qui me permettra, quand je l'aurai épluché, de me faire une idée de la maison qu'il occupait et où mon père a grandi.
P.S. : Dans le court métrage Nuit et brouillard d'Alain Resnais, ce sont toujours les derniers mots de Jean Cayrol qui me restent :
" Qui de nous veille dans cet étrange observatoire pour nous avertir de la venue de nouveaux bourreaux ? Ont-ils vraiment un autre visage que le nôtre ? Quelque part, parmi nous, il y a des kapos chanceux, des chefs récupérés, des dénonciateurs inconnus.
Il y a tous ceux qui n'y croyaient pas, ou seulement de temps en temps.
Et il y a nous qui regardons sincèrement ces ruines comme si le vieux monstre concentrationnaire était mort sous les décombres, qui feignons de reprendre espoir devant cette image qui s'éloigne, comme si on guérissait de la peste concentrationnaire, nous qui feignons de croire que tout cela est d'un seul temps et d'un seul pays, et qui ne pensons pas à regarder autour de nous, et qui n'entendons pas qu'on crie sans fin."