lundi 12 mars 2018
Quel est le meilleur support (le meilleur vecteur médiatique) pour diffuser ce que vous aimez ?
Par Jean-Jacques Birgé,
lundi 12 mars 2018 à 00:07 :: Allumés du Jazz
Nouveau chapitre de La Question publiée à l'origine dans le n°18 (janvier 2007) du Journal des Allumés du Jazz. Je m'adressais cette fois à des journalistes et un producteur pour connaître quel était le meilleur support (le meilleur vecteur médiatique) pour diffuser ce qu'ils aiment. Répondirent Philippe Carles, Bernard Coutaz, Frédéric Goaty, Franck Mallet, Francis Marmande, Stéphane Ollivier.
Serait-ce le sillon où se grave la vierge ou le microsillon poussiéreux des concierges ?
(Brigitte Fontaine, in Un Drame Musical Instantané, Opération Blow Up, GRRR 2020, disponible aux Allumés)
Depuis l'invention du premier système de reproduction de musique enregistrée en 1877, les modes de consommation de la musique ont beaucoup changé. Jusque-là, seule existait la musique vivante. Le public pouvait chanter les airs à la mode grâce aux petits formats, paroles et partitions distribués dans la rue. Les orchestres tenaient le haut du pavé. Le rêve de Charles Cros concrétisé par le phonographe d'Edison, le cylindre de cire de Bell et Tainter, le disque et le gramophone de Berliner provoquèrent une véritable révolution culturelle à l'échelon mondial. En 1947, le disque vinyle tournant à 33 1/3 tours par minute, plus solide, plus fidèle et offrant une durée d'enregistrement plus longue, détrône le 78 tours. Deux ans plus tard, le 45 tours propose deux ou quatre titres, mais sa durée le cantonne aux chansons. La cassette, le mini-disc puis le lecteur mp3 seront les formats nomades successifs. Inauguré en 1982, le CD, avec une durée accrue, une solidité apparente et une meilleure qualité que le vinyle, semblera pour certains le support idéal à la reproduction de qualité, tandis que nombreux amateurs regretteront l'abandon du culte de l'objet.
La transition se fit de manière abrupte, avec la même brutalité que le passage de la VHS au DVD. En un an, les anciens supports disparurent des rayons des magasins. Chaque fois, les marchands attendent la saturation du marché pour lancer un nouveau format, annoncé comme qualitativement tellement supérieur à son prédécesseur.
Avec le développement des nouvelles technologies, la possibilité d'une copie absolument identique à l'original devient accessible à tous les consommateurs. Les majors auront beau jeu de dénoncer cette "piraterie" pour justifier le déplacement de leurs investissements. Le téléchargement par Internet devient le système à la mode, même si, pour la première fois dans l'histoire du disque, l'évolution marque une régression qualitative. Le mp3 utilise en effet une compression des données qui se débarrasse des sons "inutiles", entendez par là les détails dont justement tous les audiophiles sont friands. On peut imaginer que des formats plus fidèles seront bientôt proposés. Mais le projet de mutation ne s'arrête pas là. Le téléchargement n'est qu'un système intermédiaire.
Il y a la règle, et il y a l'exception. Il y a la culture qui est la règle, il y a l'exception qui est de l'art. (Jean-Luc Godard, Je vous salue, Sarajevo, édition ECM avec un livre illustré de 120 pages et 4 courts-métrages)
Vous ne possédez aucun support autre qu’une machine de réception (un peu comme la radio ou Internet) et de diffusion (ampli et haut-parleurs, ou casque), plus un téléphone portable. Votre téléphone est une télécommande qui vous permet d’interroger à distance une médiathèque centrale et de commander ce que vous souhaitez écouter à l’instant où que vous soyez (A.O.D., Audio On Demand). Une liaison sans fil (wi-fi) vous offre la possibilité de diffuser ce flux sur le système de diffusion le plus proche de vous. Vous payez une somme modique à l’unité ou un forfait permettant de rétribuer les ayant-droits. Les informations relatives à l’enregistrement vous sont envoyées sur votre téléphone portable ou sur un écran situé à proximité. Prochaine étape, la greffe d’une puce (une pour chaque oreille ?) vous évite de transporter tout ce matériel encombrant et vous permet d’envoyer l’information à un groupe de personnes pouvant vibrer en sympathie sur la même longueur d’onde !
Ce n’est pourtant qu’un retour en grâce de la radio, mais à la demande, chacun pouvant composer son propre programme et l’envoyer à qui le souhaite. On pourrait y voir une sorte d’évolution mêlant webradio et podcasting (baladodiffusion par téléchargement automatique de fichiers audio ou vidéo sur ordinateurs personnels ou baladeurs numériques à l’initiative des utilisateurs).
Évidemment, les amateurs de beaux objets, ceux qui aiment tenir dans leurs mains un livret ou en regarder les images confortablement assis sur le canapé ou couchés dans leur lit, seront frustrés. Aussi des kits d’impression et de façonnage seront proposés aux « musicologues ». Les détracteurs de la culture kleenex, défenseurs d’une mémoire de l’humanité, y seront tout de même pour leurs frais.
Ni dans les formes anciennes, ni dans les formes nouvelles, mais dans la forme appropriée… (Lénine ou Brecht, au choix)
Disque objet contre réalité virtuelle. Est-ce le bon débat ? N’y a-t-il pas une possibilité de faire cohabiter différents modes d’écoute ? À chaque support correspond un type d’œuvre, pour chaque œuvre existe le support approprié. Les réalisateurs ne font pas le même film s’il est destiné au petit ou au grand écran : les gros plans sont mieux adaptés à la télévision que les paysages. Le format chanson actuellement largement adopté par l’industrie du disque et les sites de téléchargement est-il adapté à la musique contemporaine, au jazz et aux musiques assimilées ? À l’autre extrémité, la durée d’un CD pouvait sembler ne pas coller avec les possibilités d’écoute d’un auditeur moyen. Puisqu’il est dit qu’au bout de vingt minutes l’attention se relâche, le 33 tours, qui obligeait à se lever pour aller le retourner, était-il le format idéal ? Ne pourrait-on pas inventer différents supports adaptés à la variété de musiques que nous produisons ? Avec la révolution informatique, et au-delà du domaine musical, la question peut se poser pour tous les médias. Comment profiter au mieux de ses lectures (journaux, magazines, livres, tracts, supports électroniques, etc.), de ses écoutes (radio, disques, ordinateur, etc.), de l’audiovisuel (cinéma, télévision, Internet, mais aussi galeries, musées, etc.) ou des spectacles (vivants ou enregistrés) ?
Philippe Carles, journaliste
Jacques Réda, je m’en souviendrai toujours, avait imaginé (rêvé) que la musique pût être diffusée sous forme de comprimés effervescents à faire dissoudre dans un verre d’eau... Mais franchement, quelle importance ? J’ai adoré les microsillons et leurs pochettes riches d’images et d’informations (sans quoi tout un pan de ma “culture” eût été inexistant). Il m’est même arrivé, avec Comolli, d’acheter des 78-tours dans une boutique condamnée à s’adapter aux “nouvelles” normes phonographiques – j’ai échappé aux cylindres, mais j’ai eu l’occasion d’écouter avec délectation, chez un collectionneur fortuné, un piano mécanique actionné par du carton ayant été perforé par Scott Joplin. De mon meilleur ami, amoureux fou du jazz et des grandes heures de Blue Note, j’ai hérité une incroyable collection de cassettes sur lesquelles il avait copié tous les pressages originaux et autres collector’s items dont, pour cause de marasme économique, il avait dû se dessaisir. Comme (presque) tout le monde, je me suis converti au compact disc – d’autant qu’à France Musique on n’est jamais sûr que le studio sera équipé d’une platine à 33-tours. Pendant des décennies, la radio a été ma principale pourvoyeuse de découvertes et d’émotions musicales, et d’informations tous azimuts. Pour satisfaire certaines boulimies monomaniaques, j’ai mendié des copies démissions et/ou de concerts, sur cassette ou cd. Parfois même, le désir effréné d’en entendre davantage m’a amené à acheter ces enregistrements qu’on dit “pirates” puisque leur acquisition équivaut à du recel, les musiciens étant les principaux volés... Autant l’avouer, donc : peu m’importe le flacon... Le reste participerait plutôt des progrès (?) de l’électroménager et de son corollaire, la loi du moindre effort.
Bernard Coutaz, producteur
En 2006 et encore en 2007, le meilleur support a été et sera le support physique du CD.
En effet, si on en juge par la répartition du chiffre d'affaires constatée, la vente de musique par le support physique représente 95 % de notre chiffre d'affaires. Je m'étonne de cette véritable campagne de presse qui ne veut voir que le téléchargement. En ce qui concerne la musique classique et le Jazz, le téléchargement légal ne représente guère que 3% du marché.
Nous ne pouvons pas nous désintéresser, au point où les choses en sont actuellement, du support physique qui nous fait vivre et qui permet du travail à des milliers de personnes, depuis le pressage jusqu'au commerce de détail.
Quand on parle de téléchargement, il faut distinguer le téléchargement légal, on peut dire réservé aux gens honnêtes et le piratage. Le piratage qui est en fait une contrefaçon, qui ne peut guère être jugulée par des lois répressives. Il y a toujours des gens disposés à contourner la loi.
Par contre, pour le téléchargement de la musique, il en va de même que pour les bicyclettes. La loi interdit de voler les bicyclettes. Cela n'empêche pas qu'il y ait des voleurs de bicyclettes mais les gens honnêtes ne volent pas de bicyclettes.
Cette espèce de fantasme qui veut que dans la presse, dans les radios et dans tous les médias, on ne parle que du téléchargement ne tient pas compte de l'attitude du public.
A la fin des concerts, alors que les gens viennent d'écouter de la musique pendant une heure et demie, on vend des disques, et dans notre réseau de 43 boutiques, on vend des disques à tel point que le mois de décembre 2006 a été historique : notre meilleur mois de vente ! Tant que nous aurons cinq sens, il existera toujours le toucher et les amateurs de musique ont envie de toucher l'objet disque, de se l'approprier ; ils ont envie de lire les textes de commentaires qui les accompagnent et regarder les illustrations.
L'objet disque demeure désirable, d'autant qu'il existe aujourd'hui des collections économiques dont le prix est intérieur au coût d'un téléchargement. Pour toutes ces raisons, je crois que pendant quelques années encore le support physique du CD demeurera notre meilleur support.
Frédéric Goaty, journaliste
Trente lignes maximum ? Rassurez-vous, Fred le Phonomnivore ne vous retiendra pas longtemps. Le meilleur support ? VOS OREILLES ! (Bien entendu...)
Franck Mallet, journaliste
Certes, la diffusion des objets sonores et visuels s’est considérablement développée et accélérée depuis l’invention de supports comme la radio, le disque, la bande magnétique, la télévision, l’Internet… Mais, au fond, chacun de ses vecteurs, au-delà de la tentation de la monopolisation et l’exclusion de l’un ou de l’autre, a créé ses propres règles : on n’écoute pas de la même manière un nocturne de Chopin enregistré par un pianiste sur un 78 tours que joué face à une caméra relayée en direct sur un écran géant sur une place en plein air, ou une télévision, ou l’ordinateur. Je peux retrouver sur Internet un concert auquel j’assistais vingt ans plus tôt, et me remémorer ainsi l’époque et l’impression du moment, mais je peux aussi découvrir bien d’autres choses en chinant dans un marché aux puces, un magasin d’occasions où sur l’Internet, au contact d’autres amateurs, s’établit un échange, qui ne peut se réduire à une copie. Aux États-Unis comme en France, aidés ou non par l’argent public ou privé, des « petits » labels spécialisés prouvent tous les jours qu’on peut continuer à publier des disques de musiques ancienne, classique, contemporaine, marginale, ou autres, en toutes indépendances, sans aucune pression des majors. Pour preuve, le label Zig-Zag Territoires a récemment dépassé les 20.000 exemplaires vendus dans le monde avec son disque sur instruments d’époque consacré à Ravel, dirigé par Jos van Immerseel. La musique ne peut se réduire à l’écoute d’un flux, elle existe parce qu’elle invente à chaque fois ses propres moyens de diffusion : contact physique, salle de concert, relais radio, disque, relais Internet… Si l’élément humain disparaît, que reste-t-il, une machine à compresser les sons ? Effectivement, la tendance, la technique et le commerce voudraient que nous ayons une écoute plus nomade, voire superficielle de l’art sonore, mais la musique, elle, ne bouge pas : elle se détermine à partir d’un lieu, d’un espace, d’une histoire : elle ne peut donc pas être cantonnée à un format.
Francis Marmande, journaliste
« Support », « vecteur », « diffusion », toute réponse qui ne joue pas le jeu te condamne, vieux.
On devrait pourtant admettre, simple constat, que chaque progrès de la techné – nul n’a besoin de relire Heidegger et Deguy pour l’avancer – se paie d’une perte violente.
Le MP3 supprime, de façon « intelligente », certes, 10/11e des qualités initiales avant transfert. Et le CD (outre sa boîte dégueulasse, désobligeante) n’est une splendeur sonore (au regard du vinyle, qui déjà…) qu’à l’oreille des demis–niais. La punition, la vraie punition, c’est de devoir accepter ces progrès de la techné dans une joie totalitaire, glapissante, faute de quoi, vous êtes irrémédiablement condamné à la réprobation futée. Ou à vous retrouver éconduit, effacé comme sur une photo soviétique – ainsi que je le fus –, d’un magazine (Jazz Magazine), que pendant vingt-six ans vous aviez tiré vers la pensée critique, voire, allons-y, révolutionnaire. J’aime voir la musique. J’aime voir les musiciens. J’aime voir les instruments. J’aime le corps de la musique. J’aime chanter (bien) et jouer (moyennement). J’ai toujours, inadmissible, préféré les musiciens à la musique. Le comble de la distraction puérile, de ce point de vue, c’est ce qui va s’imposer partout : l’image, le DVD, la musique inaudible sans son petit scénar, la suite. Qui choisit ? Quel oeil ? Quelle régie ? Quel monteur spontané ? Quel caporal-chef ? Quel kapo ? Quelle Idée préside à ce programme : filmer la musique ? La rendre accessible au kilomètre ? La compresser ? La concentrer ? Et puis bon, très sincèrement, à l’heure du racisme généralisé, du triomphe de la pensée OAS, à l’instant des tentes de SDF en bas de Belleville où j’habite, la méditation sur le « support », le « vecteur », la « diffusion » de « la » musique (dont 10/11e sont un amusement d’enfant), ne m’empêche pas vraiment de dormir la nuit. Ne le prenez pas mal, surtout.
Stéphane Ollivier, journaliste
Il y a une réponse naïve à cette question — pourquoi l’éluder ? Mes plus grandes émotions musicales m’ont été fournies autant par le disque (33 t puis CD), dans une relation solitaire et intimiste à l’œuvre enregistrée, que par l’expérience collective de la musique vivante en concert… S’il y a bien quelques différences dans l’expression de cette émotion, c’est en revanche chaque fois la même expérience sensible : le sentiment d’être « pris » par surprise en quelque sorte, d’être soudain en présence de quelque chose d’inattendu qui d’un même mouvement comble absolument tous mes désirs informulés de musique et simultanément les dépasse immensément en ouvrant des horizons que je ne soupçonnais même pas… Le pic d’adrénaline, la gorge qui se serre, le frisson, les larmes qui montent aux yeux… : aucune préférence ni nostalgie chez moi d’un quelconque support idéal, du moment que la musique « passe » et « transporte »… Mais évidemment cette réponse n’est que partielle. C’est n’envisager la question que du simple point de vue du plaisir immédiat et ne prendre en compte ni ce qu’un support induit en matière de créativité formelle chez l’artiste amené inévitablement à s’interroger sur ses outils ni à l’autre bout de la chaîne chez l’auditeur dans la perception de ce qu’il reçoit… JJ Birgé dans son texte d’introduction fait (très bien) la synthèse de ces problématiques — inutile de se répéter. On n’insistera donc pas sur la progressive marginalisation à laquelle se trouve condamné tout discours articulé de vaste envergure (le processus est de toute façon en cours depuis belle lurette…) ni sur les multiples formules musicales (musiques improvisées et contemporaines notamment…) qui en n’entrant pas dans le format standard risquent tout simplement de ne plus trouver à se faire entendre… J’aimerais juste pointer les conséquences probables sur l’auditeur des deux principales tendances (faussement contradictoires) qui se dessinent de la généralisation des nouveaux types de diffusion liés à internet : la tentation du flux continu d’une part (la musique conçue et vécue comme bain sonore amniotique) et l’extrême fragmentation de l’autre générée par les phénomènes d’achat en ligne non plus d’œuvres phonographiques élaborées mais de simples chansons (avec la conséquence immédiate et inévitable de ne plus écouter que ce que l’on connaît déjà). Dans les deux cas, ce qui me semble de plus en plus fragilisé voire à terme interdit par ces pratiques si elles tendaient à remplacer définitivement l’objet disque, c’est l’intrusion de l’inattendu, le surgissement du corps de l’autre dans toute son intégrité et sa radicale étrangeté — bref l’acceptation par l’auditeur d’une voix, d’une parole, d’un discours qui vienne entrer en conflit avec une attente culturelle toujours plus réduite et prévisible… Il y a dans cette utopie (fabriquée et manipulée par l’industrie du spectacle) d’une satisfaction des désirs toujours plus précise et immédiate non seulement un leurre (on ne sait jamais ce que l’on désire avant d’être happé dans son champ d’attraction…), mais surtout une dérive totalitaire allant dans le sens d’une uniformisation purement marchande des goûts et des pratiques toujours plus poussée. Il n’y a d’autres alternatives pour continuer d’exister dans toutes nos différences que d’inventer des formes neuves et révolutionnaires liées à ces nouvelles contraintes de diffusion, sans jamais transiger sur nos désirs d’inouï et la nécessité de leur donner forme…