Wajdi Mouawad est l'auteur du roman qui m'a le plus impressionné ces quinze dernières années. Après avoir refermé Anima, j'avais l'impression qu'aucun livre pourrait lui succéder. De même au cinéma, Littoral qu'il avait réalisé en 2004 et Incendies dont il avait écrit le scénario pour Denis Villeneuve sont inoubliables. Or je n'avais jamais vu aucune de ses pièces qui représentent son activité principale, si l'on met de côté la direction du Théâtre de la Colline depuis deux ans. Cette lacune tient à mon inaptitude à ce médium, les codes du cinéma m'empêchant d'apprécier ceux du théâtre. Fragilité de l'instant qui ne me dérange pourtant pas au concert, hors-champ se confondant avec les coulisses, outrance du jeu pour porter la voix... Comme s'il ne représentait qu'un os à ronger, sans la chair. Au bout d'une heure, se réveillent des impatiences dans les jambes qui me font souffrir le martyre. C'est seulement supportable si la pièce me transporte ailleurs, me noyant dans sa fiction ou son recul brechtien peu importe, mais que le spectacle l'emporte sur ma solitude. Précédemment à La Colline, j'avais eu quelques réserves sur Quills mis en scène par Cloutier et Lepage, comme si l'auteur américain Doug Wright n'avait pas compris grand chose à Sade, l'intelligence de la scénographie ne suffisant pas à camoufler son manichéisme tranché entre le bien et le mal. Il manquait ce qui m'avait tant bouleversé dans Salò ou les 120 Journées de Sodome de Pasolini, l'impossible... Si aller au théâtre me demande donc chaque fois un effort, j'allais voir la pièce de Mouawad plutôt bien prédisposé, même si la durée de 2h15 me faisait un peu peur. Aujourd'hui, au delà d'une heure, mon appréciation du moindre spectacle est lié au confort du fauteuil et je boycotte les salles sans dossiers !
N'allez pas croire que ce préambule est hors sujet. Comme tout ce qu'écrit Wajdi Mouawad, Notre innocence concerne le monde dans lequel nous vivons, notre petit confort bourgeois, l'égocentrisme, l'angle ou le point de vue, le spectacle organisé qui nous formate, la vie et la mort qui nous échappent... Il y est question de l'héritage que nous léguons aux générations suivantes. Nous avions rêvé de refaire le monde et nous avons perdu la partie, du moins dans un premier temps. La violence quotidienne est plus insidieuse que toutes les guerres. En travaillant avec dix-huit jeunes comédiens âgés de vingt-trois à trente ans, Mouawad interroge nos us et coutumes, le glissement qui s'est produit ces dernières décennies, la faculté de résister ou pas. Je pensais au suicide de mon camarade Bernard Mollerat lorsque nous avions 24 ans, aux images que l'on se fait de l'avenir, aux mensonges ou aux omissions qui nous laissent orphelins, à Lacan qui prétendait que "ce n'est pas le mal, mais le bien, qui engendre la culpabilité"... Il y a une vie incroyable dans cette veillée macabre. La scénographie est épatante de simplicité et d'efficacité, elle fait sens, sans apparat ou pirouette d'esthète. L'anonymat des personnages permet de s'y projeter, pas dans un ou une, mais dans tous et toutes. C'est le miroir dans lequel nous nous regardons chaque matin et lorsque nous écoutons la jeunesse se plaindre, s'endormir ou se réveiller. Que sommes-nous capables de leur donner qui ne nous a jamais été légué ? Ces Victoire(s), titre précédent abandonné, sont petites, mais elles incarnent une porte ouverte sur un autre monde possible... À condition de le vivre ensemble et pas chacun pour soi !

Notre innocence, texte et mise en scène Wajdi Mouawad, Théâtre National de la Colline, jusqu'au 11 avril 2018