Je republie ici les articles que j'avais écrits en 2007 sur deux films exceptionnels de
Mark Rappaport qui sortent enfin en DVD chez Re:voir, augmentés de quantité de bonus qui affirment le style du réalisateur. Rappaport fait tomber les masques de la sexualité cachée d'Hollywood en transformant son travail d'investigation cinéphilique en fictions conjuguées le plus souvent à la première personne du singulier... Le réalisateur s'est longtemps battu pour récupérer les masters de ses films, d'abord par une coûteuse procédure, puis épaulé par une pétition internationale. C'est dire si cette édition est très attendue...
Avec
Rock Hudson's Home Movies Mark Rappaport réussit une des plus originales fictions biographiques et un des plus astucieux
coming out de l'histoire du cinéma. C'est seulement à sa mort en 1985 que le monde apprit l'homosexualité de l'acteur et ce qu'était le Sida.
Rock Hudson fut en effet la première célébrité à révéler sa maladie. Rappaport recherche des signes de cette homosexualité cachée dans les films où apparaît l'acteur. Hollywood a beau maquiller et lisser la réalité, l'évidence saute aux yeux et aux oreilles. Les plans volés aux films interprétés par Hudson sont exposés ici comme s'ils étaient sa vie même, ses
home movies. Le film de Rappoport n'est constitué que de ces plans d'archives et des apparitions d'Eric Farr dans le rôle de Rock Hudson qui commente son passé depuis la tombe ! Ce "point de vue documenté" à la première personne du singulier et en forme de flashback se réapproprie la fiction pour faire éclater la vérité.
La démonstration est époustouflante, et l'on est en droit de se demander si l'exercice étendu à tout le cinéma dans sa globalité ne révèlerait pas un énorme tabou, l'homosexualité refoulée de toute une société, recyclée en violence. Quelles forces en effet sous-tendent les films de guerre, les westerns (à commencer par
Rio Bravo, cher Skorecki), les polars (j'ai revu, il y a peu,
House of Bamboo de Samuel Fuller qui ne triche pas non plus avec l'amitié virile), sans parler de la façon de traiter les femmes en général et au cinéma en particulier ! En un mot, les films de mecs, et au delà, ce qu'il représente... Le réel. Oui, c'est ainsi que les hommes vivent, Et leurs baisers au loin les suivent...
Rappaport nous montre Hudson comme si l'acteur s'adressait à nous dans chacun de ses plans pour nous souffler, avec un clin d'œil de connivence on ne peut plus appuyé, "ne soyez pas dupes, Hollywood n'est qu'une énorme entreprise de falsification, spécialisée dans l'exportation de la morale puritaine".
Rock Hudson's Home Movies (attention dvd Zone 1 sans sous-titres uniquement) est probablement le film gay le plus démonstratif et le plus fin sur la posture et l'imposture.(...)
P.S. : J'avais titré ce billet
F for Fag en clin d'œil au
F for Fake d'Orson Welles qui joue également des faux-semblants. Maîtrisant moins bien les ambiguïtés en anglais qu'en français, il a semblé préférable de revenir à un titre plus soft !
Pour
From the Journals of Jean Seberg (1995),
Mark Rappaport utilise le même système que pour
Rock Hudson's Home Movies en choisissant une actrice qui joue le rôle de la disparue commentant sa vie et ses films à la première personne du singulier comme si elle était encore vivante. Eric Farr interprétait Hudson comme si le comédien n'avait pas vieilli, parlant depuis la tombe, éternellement jeune. Mary Beth Hurt joue donc le rôle de Jean Seberg à l'âge qu'elle aurait si elle ne s'était pas suicidée en 1979, elle est en fait née dix ans plus tard, mais dans la même petite ville de l'Iowa. Si les films remportaient un succès populaire, on imagine les énormes problèmes que rencontrerait le réalisateur à la vue du nombre d'extraits empruntés cavalièrement : ils sont le corps même du récit. Son dernier long métrage,
The Siver Screen: Color Me Lavender (1997), obéit au même processus comme son dernier court,
John Garfield, figurant en bonus sur le même dvd. Le provocateur
The Silver Screen débusque l'homosexualité cachée dans les films holywoodiens avec beaucoup d'humour tandis que
Garfield révèle la carrière d'un acteur juif black-listé pour ses positions politiques. Tant qu'une œuvre ne rapporte pas grand chose les ayants droit ne se manifestent pas, c'est en général la règle, mais cela peut bloquer l'exploitation des films dans des pays plus tatillons que d'autres. Les cut-ups littéraires, les
Histoire(s) du cinéma de Godard (parution encore annoncée en France pour les prochains jours), les œuvres de John Cage, les radiophonies du
Drame (
Crimes Parfaits dans les albums
À travail égal salaire égal et
Machiavel,
Des haricots la fin dans
Qui vive ? ou
Le Journal de bord des 38ièmes Rugissants) sont soumis pareillement à ces lois. Avant que le sampling ne devienne un style lucratif (particulièrement en musique, dans le rap et la techno), les œuvres de montage étaient moins sujets à blocage et leur statut de nouvelle création à part entière a pu être reconnu en leur temps.
Jean Seberg ne mâche pas ses mots pour commenter amèrement sa carrière depuis le casting raté de
Sainte Jeanne en 1957 où elle joue le rôle de Jeanne d'Arc dirigée par le sadique
Otto Preminger jusqu'aux films de son mari, l'écrivain
Romain Gary, qui ne la traite guère mieux, la faisant jouer dans des rôles bien tordus. Elle doit sa gloire au premier long métrage de Jean-Luc Godard,
À bout de souffle, et à un diamant noir,
Lilith de Robert Rossen où elle interprète une nymphomane dans une clinique psychiatrique, séduisant un infirmier débutant joué par Warren Beatty. Le film, bouleversant, est à découvrir toutes affaires cessantes. Rappaport lui fait comparer sa carrière et ses engagements politiques à ceux de Jane Fonda et Vanessa Redgrave. Seberg, engagée aux côtés du Black Panther Party, subit les attaques de Hoover et va jusqu'à exhiber son bébé mort-né dans un cercueil de verre pour prouver que le père n'était pas l'un d'eux. Rappaport ne se fixe pas uniquement sur elle, en profitant pour écorner l'image holywoodienne de maint personnage. Les séquences de la comédie musicale western
Paint Your Wagon avec Lee Marvin et surtout Clint Eastwood ne sont pas piqués des hannetons. Le portrait est donc corrosif pour le monde qui l'entoure et terriblement déprimant en ce qui la concerne. Tout aussi éloquentes, les scènes qui, outre l'original, tournent autour de
l'effet Koulechov, sont savoureuses ! Les films de Rappaport possèdent tous la même originalité avec leurs arrêts sur image où le réel reprend ses droits sur la fiction comme si les deux procédaient de la même histoire.
Rock Hudson's Home Movies est accompagné par trois courts métrages. Dans
Sergei / Sir Gay (2016, 36 mn) Eisenstein révèle lui-même son attirance sexuelle pour ses acteurs mâles.
John Garfield (2003, 9 mn) est le portrait d'un loser, petit juif maudit qui mourra à 39 ans.
Blue Streak (1971, 16 mn) est un film expérimental où les mots interdits défilent à l'écran entrecoupés de trois monologues érotiques, homme-femme, femme-femme, homme-homme... Deux autres complètent
From The Journals of Jean Seberg :
Becoming Anita Ekberg (2014, 17 mn) rappelle la cruauté dont sont vitimes les sex symbols depuis leurs premiers mètres jusqu'à leur vieillesse, et dans
Debra Paget, For Example (2016, 37 mn) une comédienne revient sur la carrière de Paget comme souvent à la première personne du singulier...
→ Mark Rappaport,
Rock Hudson's Home Movies &
From the Journals of Jean Seberg, 2 dvd
Re:voir avec bonus et livrets bilingues de 40 et 52 pages, sortie le 3 octobre 2018
→ À noter qu'il ne reste plus que quelques exemplaires de son livre
Le spectateur qui en savait trop,
P.O.L.