Triste nouvelle ce matin. Le producteur de disques Hal Willner est mort hier du coronavirus à l'âge de 64 ans. Ils ne sont plus si nombreux, ceux dont je lorgne la moindre sortie d'album. La disparition de Scott Walker m'avait beaucoup affecté. Celle de Willner me fait le même effet. J'espère que Michael Mantler fait bien attention à sa santé et que les membres du Kronos Quartet gardent la chambre. Dois-je croire Robert Wyatt lorsqu'il me dit qu'il n'y a rien attendre de son côté ? Heureusement il y a quantité de jeunes français et françaises prometteurs qui m'épatent. Ceux-là devraient passer au travers de la crise, si les Assedic ne leur font pas la peau !

J'ai écrit plusieurs articles sur le travail d'Hal Willner : Hal Willner, l'alchimiste des "tribute albums", Burroughs sur la piste Willner, Littérature et musique 1... L'article de Variety donne des précisions, mais il est évidemment en anglais. En France, son équivalent serait Jean Rochard avec les albums collectifs du label nato. Ces producteurs ignorent les frontières de genres musicaux. Ce sont des échangeurs où se croisent des véhicules de toutes les couleurs. Ils aiment tellement ceux qu'ils vénèrent qu'ils se permettent de tordre le cou aux intouchables, leur accordant une nouvelle vie. Ces chats inventifs en ont plus de sept. Je reproduis ci-dessous le premier article que j'avais consacré à Hal Willner en 2008.

-----------------------------------------------------------------------------

Une fois par mois, Stéphane Ollivier m'appelle ou bien c'est moi. Les deux ours sortent relativement peu, aussi devisons-nous sur le monde de la musique, évoquant souvent les nouveautés cinématographiques ou discographiques qui nous ont marqués depuis la dernière fois. Comme je lui raconte que Easy Come Easy Go, le dernier CD de Marianne Faithfull dont j'adore la voix (elle aussi est atteinte par le coronavirus), m'a surtout séduit par ses arrangements, Stéphane me conseille Weird Nightmare, le Mingus produit en 1992 par Hal Willner, qui m'avait échappé. Les disques que ce producteur a concoctés m'ont toujours enchanté. Ils représentent un cousinage évident avec mon travail sur Sarajevo Suite comme avec certaines des "compilations" du label nato dont je suis fan tel Les voix d'Itxassou réalisé sous la houlette de Tony Coe, au détail près que Willner s'est essentiellement consacré à ce que l'on appelle des "tribute albums", honorant Nino Rota, Thelonious Monk ou Kurt Weill, des compositeurs qui me sont chers. Dans cet esprit, il commit d'autres hommages, mais en public, adressés à Tim Buckley, Edgar Poe, Harry Smith, Leonard Cohen ou au Marquis de sade, comme des compilations de textes parlés accompagnés en musique pour William Burroughs ou Allen Ginsberg... Je profite de ces recherches pour commander Stay Awake: Interpretations of Vintage Disney Films, d'autant que les deux albums qu'il avait produits autour du compositeur de dessins animés Carl Stalling font partie de mon Panthéon, et Whoops, I'm an Indian, réalisé sous son propre nom à partir d'échantillons de 78 tours des années 40, techno complètement déjantée en collaboration avec Howie B et Adam Dorn (Mocean Worker).

Lost in the Stars, the music of Kurt Weill rassemble Sting, Marianne Faithfull, Van Dike Parks, John Zorn (directeur artistique du sublime The Carl Stalling Project), Lou Reed, Carla Bley, Tom Waits, Elliott Sharp, Dagmar Krause, Todd Rundgren et Gary Windo, Charlie Haden, etc. tandis que That's The Way I feel Now, a tribute to Thelonious Monk nous offre sur une platine Donald Fagen, Dr John, Steve Lacy avec Gil Evans, Elvin Jones ou Charlie Rouse, Bobby Mc Ferrin, Chris Spedding, Randy Weston... Chaque album est une longue liste d'étoiles rocky ou jazzy qui s'approprient intelligemment le sujet imposé. Pourtant, Amarcord Nino Rota qui présente encore Jacki Byard, Carla Bley, Bill Frisell, Muhal Richard Abrahams, Steve Lacy ou Carla Bley manque du recul que surent prendre les suivants.

Weird Nightmare, meditations on Mingus est pour moi une nouvelle petite merveille qui me rappelle le dernier concert d'Un Drame Musical Instantané avec Francis Gorgé, commandé par le Passage du Nord-Ouest en 1992 (même année !), que nous n'avons jamais édité. Nous avions relevé le défi en choisissant d'adapter à notre trio l'album du grand orchestre Let My Children Hear Music ! Je possède seulement un enregistrement sur cassette de cette création, la seule avec une pièce de John Cage dont nous ne soyons pas directement les compositeurs. Comme j'en ai un souvenir merveilleux, j'essaierai bientôt d'en mettre quelques extraits en ligne après numérisation. L'éclatement du noyau original du Drame après seize ans de collaboration nous empêcha d'en faire un disque et c'est un de mes rares regrets avec les trois heures dix du film L'argent de Marcel L'Herbier.
Contrairement à ses habitudes, pour son hommage à Mingus, Willner monte un orchestre fixe composé de Bill Frisell, Art Baron, Don Alias, Greg Cohen, Michael Blair, Gary Lucas, Francis Thumm, accompagnant Elvis Costello, Vernon Reid, Henry Rollins, Charlie Watts, Chuck D, Hubert Selby Jr, Keith Richards, Leonard Cohen, Diamanda Galás, Dr John, Henry Threadgill, Marc Ribot, Geri Allen, Don Byron, Bobby Previte, etc. Ces interminables listes de pointures n'ont pourtant rien du collage. Chaque album est d'une unité merveilleuse tant l'hommage est réel et sincère. L'utilisation des fantastiques instruments d'Harry Partch, entendus ici pour la première fois hors du contexte original, lui confère en plus une tonalité exceptionnelle, percussions envoûtantes, tonalités étranges, timbres inouïs qui fonctionnent parfaitement avec les ?uvres d'un des plus grands compositeurs américains, mort il y a 30 ans le 5 janvier 1979, Charles Mingus, dont les textes extraits de son autobiographie Beneath The Underdog (Moins qu'un chien), ouvrage indispensable, justifie une liste de superlatifs, recréation d'une folle énergie.