Jean Rochard évoque mon dernier CD en "disque ami" sur le site du label nato...


L’on aurait grand tort de ne pas scruter les albums discographiques parus avant, pendant ou juste après ce qu’il est convenu (et trop convenable) d’appeler « le confinement ». Ils ont souvent leurs lots de signes, d’avertissements en déroute, d’invitations perspicaces ou de températures affichées. C’est évidemment, sans détour, dès la lecture du titre, le cas de Perspectives du XXIIe siècle, le nouveau disque de Jean-Jacques Birgé, pas compact par hasard.
Explorateur en folie des méandres du temps et de ses effets (il célébrait son centenaire dans l’album précédent), à partir de la découverte de 31 pièces enregistrées en différents points du globe, 31 musiques du monde - car on n'en connaît pas d’autre -, il relate l’après d’une catastrophe se produisant en 2152 (c’est gentil, ça laisse plus de temps qu’espéré). Ces bouts – des morceaux – de musiques, alors incroyablement précieux, permettent la mise en branle des listes rétrospectives pour saisir les effets doubles du moment vécu, ses raisons et raisonnements lorsqu’il est déjà trop tard, lorsqu’il n’est jamais trop tard. Effaré par l’exposition du mystère, les survivants en jouent, pris dans l‘incessante perspective, révélant que s’il existait réellement deux sortes de musique (comme il était de bon ton de l’affirmer au XXe siècle), ce ne serait ni la bonne et la mauvaise, ni l’improvisée et la composée, ni la commerciale et celle sans assurance, mais plus simplement la nomade et la sédentaire. En 16 plages, Jean-Jacques Birgé invite ses camarades, brillants musiciens rescapés (tout le monde joue très bien) : Jean-François Vrod, Antonin-Tri Hoang, Sylvain Lemêtre, Nicolas Chedmail, Elsa Birgé, en compagnies du mystère des voix multiples (17 narrateurs et narratrices en toutes langues), à fouiller activement la mémoire ravivée jusqu’à en vivre profondément les contradictions. « Everyone reacted in their own way (…) to come from everywhere, you must come from somewhere » témoigne l’un des récitants. Au fil d’un album où la musique peut être un ascenseur pour échafauder ses transformations jusqu’au silence de bon augure, tous s’appliquent à garder l’œuvre ouverte pour une suite incessamment toujours à venir. Lorsqu’on se souvient de ce qu’on peut, on se souvient de tout, on adopte le choix des variantes, caractère défini contre la définition.
Après les vertiges tutoyés, traces issues de Thaïlande, d’Inde, du Japon, d’Allemagne, de Wallonie, du Niger, du pays Touareg, d’Éthiopie, du Pays Basque, de Suisse, de Norvège, d’Anatolie, des Hébrides, de Géorgie, de Macédoine, de Terre Esquimaux, du Congo, de Bretagne, des Philippines, de Côte d’Ivoire, du Cameroun, de Kabylie, de Bulgarie, de Formose, d’Asturie, de Grèce, du Berry, la 12e piste avertit : « Au loup ». Simple avertissement ? Évocation d’une espèce disparue ? En 1800, les loups vivaient partout sur l’ensemble du territoire français. Il fut décidé de les éradiquer. Cela prit un peu moins d’un siècle et demi. En 1940, alors que la France subissait lamentablement l’invasion nazie, à force de ne pas avoir su entendre les avertissements multiples, disparaissait le dernier loup français. Quelques décennies plus tard, un couple de loups d’Italie traversait les Alpes et s’installait. D’autres suivirent, se reproduisirent, dessinant un timide repeuplement jusqu’à ce qu’un président de la République autorise l’abattage de 500 loups. N’allez pas croire que ça n’a aucun rapport avec Perspectives du XXIIe siècle, c’est même peut-être l’image de son sujet principal.
« Le passé est une bonne source d’inspiration pour imaginer l’avenir » nous avertit Jean-Jacques Birgé dans le livret d’accompagnement (impeccablement réalisé et illustré). Mais à l’écoute de ce disque, on se prend à penser que le futur pourrait bien être une bonne source d’inspiration pour imaginer le passé, le comprendre en « passer », l’imaginer enfin.

→ Jean-Jacques Birgé : Perspectives du XXIIe siècle (MEG, 2020)