C'est bizarre, mais je n'avais jamais vu Juliette ou la clé des songes, film de Marcel Carné de 1950, tourné entre La Marie du Port et Thérèse Raquin. Le cinéaste, qui préférait parler de "fantastique social" plutôt que de "réalisme poétique" pour évoquer les films réalisés en collaboration avec Jacques Prévert, aimait beaucoup cette œuvre particulière qui fut descendue par la critique lors de sa présentation au Festival de Cannes. Les spécialistes n'acceptaient pas que Carné change de ton. On encensa la beauté des images de Henri Alekan et des décors d'Alexandre Trauner, ainsi que la musique de Joseph Kosma, mais ils jugèrent froide et artificielle l'adaptation de sa propre pièce par Georges Neveux. Si la manière de traiter le sentiment amoureux est pourtant proche des surréalistes, le film rappelle certaines œuvres de Jean Cocteau qui en avait d'ailleurs ébauché une première adaptation en 1941 pour Carné. Jean Marais, Micheline Presle, Fernand Ledoux, Alain Cuny devaient en être les protagonistes, mais l'abandon du tournage pour raison économique en décidera autrement. À la place, Carné tournera Les visiteurs du soir, et on peut y reconnaître, entre autres, les thèmes de la fatalité et de l'amour plus fort que la mort. Le livret de 28 pages accompagnant le DVD, rédigé par Philippe Morisson, raconte sa genèse absolument passionnante.


En mettant en scène "l'irréel dans le réel", Marcel Carné rapproche Juliette ou la clé des songes de Kafka et Cocteau. Les décors naturels donnent une impression documentaire du réel et la forêt reconstituée une poésie onirique virevoltante. Le rêve incarnant l'évasion psychique du prisonnier, incarcéré pour trois fois rien, tient de la critique sociale. Si Gérard Philippe est aussi lumineux que d'habitude, Suzanne Cloutier est rayonnante. J'ignorais la trajectoire de cette comédienne québécoise, adulée par Orson Welles (Desdémone dans Othello) et Jean Dasté, qui épousera Peter Ustinov, produira Beckett et la comédie musicale Hair, et travaillera avec Bob Wilson et Peter Brook ! Le sinistre châtelain joué par Jean-Roger Caussimon ne peut être que Barbe-Bleue, et Juliette sa septième proie. Dans ce pays de l'amnésie, Yves Robert est le seul qui se souvient, grâce à son accordéon. La musique a de drôles de pouvoirs ! Mais le merveilleux tourne au cauchemar lorsque se réveille le héros...

→ Marcel Carné, Juliette ou la clé des songes, DVD Doriane, 18€