Nous étions trois. Tout nous différenciait à tel point que nous étions totalement complémentaires. Origines culturelles et religieuses, opinions politiques, et la musique. Oui, la musique ! Bernard Vitet venait du jazz, détestait le rock qu'il rapprochait de la musique militaire et portait aux nues Machaut, Bach et Webern. Francis Gorgé avait commencé avec les Who et King Crimson et s'était entiché de Berlioz, Ravel et Debussy. Quant à moi, je devais tout à Zappa et je défendais Ives et Varèse. En 1969 Francis et moi avions organisé le premier concert de rock au Lycée Claude Bernard avec Red Noise, Dagon et notre groupe Epimanondas. En rencontrant Bernard à l'été 76, nous avons fondé ensemble Un Drame Musical Instantané qui aura duré 32 ans, mais Francis l'avait quitté en 1992 pour se consacrer à l'informatique. Lorsque je cale sur mon Mac, c'est lui que j'appelle en premier !
En orchestrant Debussy, il réalise son rêve de réunir ses deux passions. Il a toujours été un fan de la musique française, des Impressionnistes surtout, mais aussi de Rameau, Couperin ou des opéras de la fin du XIXe siècle. André Caplet, Ernest Ansermet, Maurice Ravel, Charles Koechlin, Leopold Stokowski, Henri Büsser, Jean-François Paillard, Philippe Manoury, Peter Breiner, David Holmes, sans oublier Claude Debussy lui-même, ils sont nombreux à avoir orchestré celui qui se surnomma d'abord Claude de France en opposition à Wagner, puis Monsieur Croche lorsqu'il écrivait sur la musique des autres (tiens tiens !). Faute d'un orchestre symphonique avec suffisamment de répétitions et ne bénéficiant d'aucun entregent dans le monde élitaire de la musique classique, Francis a choisi d'orchestrer numériquement le Livre I des Préludes et la Suite Bergamasque. Il revendique d'avoir "sciemment délaissé le côté vaporeux et mystérieux qu’on associe trop souvent à la musique de Claude Debussy et privilégié sa verve et son acidité". La qualité des échantillonneurs lui a permis de relever le défi, mais il lui a fallu entrer dans les partitions et opter pour des partis pris qui forcément défriseront les vieilles perruques.
Francis fut un des premiers à acquérir un échantillonneur. Au début c'était une pédale d'effet Electro Harmonix, puis il passa à l'Emulator d'E-mu. Des années plus tard, l'informatique permet des nuances incroyables que les musiciens de films pratiquent couramment. Le résultat est parfois trop propre à mon goût, mais de nos jours c'est aussi le cas des enregistrements d'orchestre à force de vouloir tout maîtriser. Pour enregistrer un orchestre symphonique, je reste un fan du couple ORTF, deux micros cardioïdes avec un angle de 110° et un espacement de 17 centimètres entre les capsules, alors qu'on utilise maintenant un multipistes exponentiel. Il n'en demeure pas moins que les orchestrations de Francis nous transportent un siècle plus tôt, dans une modernité qui trouvera son aboutissement avec les Images pour orchestre. Peut-être aurait-il mieux fallu taire la fabrication synthétique de l'ensemble, l'aspect virtuose de l'exercice risquant d'occulter l'émotion. Francis aura su percer le mystère Debussy pour faire sonner son orchestre dans nos systèmes de reproduction qui ne sont pas moins virtuels, c'est épatant. Je n'ai en effet jamais réussi à surprendre aucun musicien en train de sortir de mes enceintes. Là, je me laisse simplement porter par les ondes.

→ Francis Gorgé, Orchestrations numériques : Claude Debussy•Préludes, CD FG