Je comprends mieux les journalistes submergés par les disques reçus quotidiennement lorsque des artistes prolixes comme Quentin Rollet ou moi-même produisons et publions souvent. La création et l'imagination ne se commandent pas. Louis-Julien Nicolaou dans Télérama ou Jacques Denis dans Libération, rares chroniqueurs à avoir encore une colonne pour exprimer leurs choix dans la presse grand public, ayant rédigé des articles dithyrambiques sur mon Centenaire, m'ont gentiment envoyé paître lorsque sont sortis Perspectives du XXIIe siècle et Pique-nique au labo, pourtant de mon point de vue des albums majeurs, radicalement différents du précédent. Je les comprends néanmoins. Si l'on compte bien, ils n'ont peut-être que quarante interventions par an chacun, ce qui exige de laisser gentiment la place aux autres. Des artistes comme Joëlle Léandre ou Steve Lacy avaient l'habitude d'inonder le marché en multipliant les labels où intervenir, se répétant tout de même copieusement. Les activités polymorphiques de John Zorn expliquent mieux sa boulimie productive. Je ne vais pas lui lancer la pierre, surtout ces temps-ci où je sortirai, certes en virtuel, trois albums en l'espace de six semaines. Je ne pratique pas non plus ce sport toute l'année et certains disques m'ont demandé plusieurs années pour en venir à bout ! Le blog m'offre une liberté d'édition incomparable, mais je ne peux pas non plus écrire sur toutes les sorties d'un musicien, même si j'ai mes chouchous comme tout le monde. Tandis que j'écoute tout ce que je reçois, la rédaction est aussi chronophage. Toujours à la recherche de nouvelles surprises, je m'autorise donc tout de même à "suivre" quelques artistes en fonction de mes humeurs ou de mes goûts.


Je pourrais ainsi vous parler du catalogue vinyle de Ouch ! Records que Lionel Martin a eu la gentillesse de me laisser lors de notre enregistrement de Fictions d'après Borgès. Toutes ses productions m'ont intéressé et, parmi ceux que je ne connaissais pas, j'ai adoré le double Zanzibara (archives swahili des années 1950 à 1980), le free jazz éthiopien d'Ukandanz chanté par Asnaké Gèbrèyès avec Lionel Martin au saxophone et le guitariste Damien Cluzel (plus le claviériste Fred Escoffier et le batteur Guilhem Meier pour le double Yetchalal, et Adrien Spirli au synthétiseur et le batteur Yann Lemeunier pour Yeketelale), le Don’t Freak Out d'Endangered Blood (réunissant les saxophonistes Chris Speed et Oscar Noriega, le contrebassiste Trevor Dunn et le batteur Jim Black), l'édition du double vinyle d'Ellington on the air du Louis Sclavis Sextet, meilleure période à mon goût du clarinettiste lorsqu'Alain Gibert en était l'arrangeur...


Mais aujourd'hui j'écoute deux nouvelles productions de ReQords, le label de Quentin Rollet dans lesquels il joue des sax alto et sopranino, parfois transformés électroniquement. The New Me, de Q&A comme Questions Réponses, mais aussi Q comme Quentin et A pour Andrew (Sharpley), est un CD passionnant qui dissout la frontière séparant trop souvent live et studio, improvisation et composition. Dans sa campagne du nord du Royaume Uni, avec son ordinateur, Andrew Sharpley a habillé les enregistrements parisiens de saxophone que lui avait envoyés Quentin Rollet pendant le confinement. Shampanskoye est un quartet formé d'Alexei Borisov (guitare, électronique, voix), Jérôme Lorichon (électronique, effets), Olga Nosova (batterie, voix, effets) et évidemment Quentin Rollet. Je n'ai jamais compris la fascination pour le Champagne (ШАМПА́НСКОЕ) qui donne son titre à l'album, mais "faut de tout pour faire un monde !", comme disait Gaillard à Michel Simon à la fin de La chienne de Jean Renoir. Les expérimentateurs fouillent les greniers, ils hantent les caves, repeignent le salon, cuisinent des épices rares et ils ne font pas leurs lits... Alors il est probable que vous ne reconnaîtrez pas votre appartement quand vous rentrerez chez vous !

→ Quentin Rollet & Andrew Sharpley, The New Me, CD Reqords, dist. Outre National, sortie le 15 juin 2021
→ Alexei Borisov-Jérôme Lorichon-Olga Nosova-Quentin Rollet, Shampanskoye, CD Reqords, dist. Outre National, sortie le 15 juin 2021