Je n'achète plus de disques de Frank Zappa sauf les coffrets augmentés de ceux que je préfère et qui ont marqué ma jeunesse et mon entrée en musique, comme ceux de Freak out, Lumpy Money ou 200 Motels. Ma discothèque abrite presque tous ceux qui furent édités de son vivant, plus un paquet de pirates et de publications posthumes. Les CD ont succédé aux vinyles. En découvrant que venait de sortir un coffret des concerts européens de 1967 à 1970, et plus particulièrement ceux de Londres, Amsterdam et Paris d'octobre 1968, j'ai craqué. Il y a une bonne raison à cela. Dans mon souvenir nous n'étions pas plus de trois cents à l'Olympia ce soir-là ; cela s'entend à l'acoustique de la salle quand le public se signale. Le spectacle était à la hauteur de l'énorme impression que produisaient sur moi les trois premiers albums que j'avais rapportés de mon voyage initiatique aux USA l'été précédent. Je n'avais encore que 15 ans et les rares concerts auxquels j'avais assisté avaient tous été mémorables : Sidney Bechet en 1958, les Rolling Stones en 1965 dans ce même lieu, Grateful Dead au Fillmore West, mais cette fois c'était mon héros, fascination qu'aucun de mes camarades ne partageaient encore, nous prenant, les Mothers of Invention et moi par conséquent, pour des dingues. J'ai raconté comment ensuite je fis la connaissance de Frank Zappa, d'abord au Festival d'Amougies, puis à Biot-Valbonne...


Le compositeur américain eut beau faire de considérables progrès avec le temps, engageant des musiciens incroyablement virtuoses, la première période des Mothers reste ma préférée. Ce n'est pas seulement parce que les premiers émois sont toujours déterminants, mais il y a une fraîcheur et une sincérité qui ne se reconnaissent que dans les balbutiements d'un artiste, avant que les enjeux du succès soient définis. D'un concert à l'autre, le groupe change de répertoire, improvisant ou jouant les partitions phares du maître. En écoutant le quatrième CD du coffret, je me revois les yeux comme des soucoupes et les oreilles grandes ouvertes sur l'univers qui va s'offrir à moi. Drôle d'effet que de se sentir traverser les frontières du siècle en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire ! Je me cherche parmi les rangées de fauteuils carmin et me réincarne en gamin au sourire banane, comblé outre mesure. Je me souviens parfaitement des intermèdes parlés de Zappa, des facéties de Don Preston, des vocalises de Roy Estrada. Les autres concerts dont je connaissais les captations télévisées sont aussi formidables, enthousiasme spontané d'une époque où tout semblait possible, le meilleur s'entend, exaltation de King Kong, jeux de scène puérils aux éructations provocatrices... Il n'y eut peut-être que les impros interminables de Coltrane, les volutes de Terry Riley ou plus tard Soft Machine pour me donner ce vertige. Mais ici la musique perd ses étiquettes mercantiles, le rock est pulvérisé par le jazz et les inventions contemporaines, c'est du brut, avec les bulles et le bouchon qui fait un trou au plafond. Le son est fidèle, l'image intacte.

→ Frank Zappa, Live in Europe 1967 to 1970, coffret 5 CD ou 6 LP Rox Vox, 31€ ou 71€

P.S.: Il y a un livret avec photos, mais pas le nom des musiciens.
1967 - Frank Zappa, Ray Collins, Billy Mundi, Bunk Gardner, Motorhead Sherwood, Ian Underwood, Don Preston, Roy Estrada, Jimmy Carl Black.
1968 - Frank Zappa, Bunk Gardner, Motorhead Sherwood, Ian Underwood, Don Preston, Roy Estrada, Jimmy Carl Black, Art Tripp.
1970 - Frank Zappa, Howard Kaylan, Mark Volman, Ian Underwood, George Duke, Jeff Simmons, Aynsley Dunbar.