Il y a longtemps, longtemps, dans une autre vie, je ne comprenais pas pourquoi des musiciens adoptaient une culture qui n'était pas la leur. Qu'ils jouent du jazz à l'image des Afro-Américains, du tango argentin ou des airs inspirés des Balkans, cette appropriation transcontinentale m'interrogeait. À la même époque, je ne saisissais pas plus l'intérêt d'interpréter des morceaux classiques qui avaient été enregistrés par les meilleurs. J'étais jeune et fougueux, ne jurant que par l'invention contemporaine et l'expression la plus personnelle. Cela ne m'empêchait nullement d'apprécier tous les genres de musique sans aucune exception, mais je privilégiais les authentiques, les fondateurs dont les motivations sont dictées par les phénomènes historiques auxquels ils sont directement confrontés. J'ai heureusement tempéré cette exclusivité, car les désirs et les rêves sont aussi variés que les voix d'ailleurs sont impénétrables. Savons-nous réellement d'où nous venons dans les temps immémoriaux, quels chemins nous avons empruntés et vers où nous dirigent nos pas ? Que ma fille chante des airs grecs, italiens, siciliens, ladinos, russes, anglais sur des orchestrations originales du trio à cordes qui l'accompagne y est forcément pour quelque chose...


Meïkhâneh, le groupe qui est à l'origine de cette confession a d'ailleurs environ le même âge qu'Odeia, une dizaine d'années, et à peu près le même nombre de disques à leur actif, puisque c'est leur troisième. S'ils ont en commun le français et le grec, leur répertoire s'inspire surtout de Mongolie, d'Iran, du Portugal et se construit autour d'une langue imaginaire. J'ai été immédiatement séduit par la voix de Maria Laurent (luth tovshuur, vièle morin khuur) et le chant diphonique khöömii de Johanni Curtet (guitare, luth dombra), auquel s'ajoutent les percussions de Milad Pasta (zarb, daf, udu). Pour le disque Chants du dedans, Chants du dehors, ils ont invité Pauline Willerval (gadulka, violoncelle) et Dylan James (contrebasse) à se joindre à eux. En lisant la traduction des paroles dans le livret du CD, se dévoile ce que la musique suggérait, à la fois une quête intérieure des profondeurs de l'âme et un œil vers les étoiles. Il y est question de déplacements dans l'espace et dans le temps, histoires de caravaniers, de navigateurs, de parfums apportés par le vent. La musique est un art du voyage. Sans les renier, par son langage universel, elle permet de s'affranchir de ses propres racines en les bouturant avec d'autres essences. Les bourgeons de Meïkhâneh sont magiques, à la fois lyriques et rythmiques, empruntant des chemins de traverses qui nous mènent vers des contrées qui n'existent que dans l'imagination des artistes. Cette "maison de l'ivresse" porte bien son nom persan.

→ Meïkhâneh, Chants du dedans, Chants du dehors, CD Buda Musique & Cas Particuliers, dist. Socadisc