
[...] Après
The Savage Eye la semaine dernière, j'ai l'immense plaisir de revoir un autre film sorti en 1959, l'incontournable
Come Back, Africa de
Lionel Rogosin dans un coffret avec
On The Bowery et
Good Times, Wonderful Times [aujourd'hui épuisé]. Comparant ma copie 16mm, que je n'ai pas sortie de sa boîte depuis une éternité [et déposée depuis à la Cinémathèque Robert Lynen], avec ce nouveau master je suis stupéfait par la beauté de l'image. De plus le documentaire qui l'accompagne livre les clefs de ce film unique tourné clandestinement à Johannesburg pendant l'
Apartheid. Si Rogosin s'y réclame de
Flaherty et
De Sica dans son approche du documentaire, sa fiction filmée in situ avec des non-acteurs n'a rien à voir avec le terme de cinéma-vérité si abusivement employé, et c'est tant mieux ! En regardant
Come Back, Africa, on constate la distance entre la prétendue vérité défendue par
Rouch ou, pire,
Lanzmann et l'authenticité analytique de
Strick, Rogosin,
Cassavetes,
Varda ou
Romand qui font glisser leurs œuvres vers des formes de réalisme poétique qui ne trichent jamais avec l'illusion cinématographique. Dès qu'il pose un regard sur une scène, que la caméra soit cachée ou visible, dès qu'il cadre, le cinéaste fait des choix et leurs modèles, se sachant filmés, ne se comportent plus de la même façon. Il faut alors inventer autre chose...
Come Back, Africa est un témoignage époustouflant sur l'Afrique du Sud et le racisme, un brûlot politique généreux, une histoire terrible et émouvante, un film de cinéma avec des acteurs formidables. La chanteuse
Miriam Makeba sera contrainte à l'exil pendant 31 ans suite à sa prestation merveilleuse. La musique est d'autant plus présente dans le film que Rogosin faisait semblant de faire un documentaire pittoresque pour échapper à la censure et à l'extradition.
On The Bowery, tourné trois ans plus tôt pour se faire la main et apprendre à filmer, utilise déjà le procédé du récit de fiction dans un univers documentaire. Je n'ai jamais supporté les histoires d'ivrognes, j'ignore pourquoi, mais, films ou romans sur le sujet me mettent terriblement mal à l'aise. Le film de Rogosin n'a pas la complaisance de
La merditudes des choses (mk2) regardé la semaine dernière et qui m'a complètement déprimé. Les clochards, qui ne vivent que pour l'alcool et en crèvent, préservent une petite part de dignité ; s'ils sont parfaitement conscients de leur déchéance ils ne la portent pas en étendard. Ceux du film ont souvent eu du mal au retour de la guerre en Europe. Un long bonus éclaire l'histoire de la plus ancienne rue new-yorkaise devenue le refuge de tous les marginaux jusqu'à ce que Manhattan soit "nettoyé" au tournant du siècle comme le montre un autre court-métrage. Le regard humaniste que le réalisateur jette sur ses personnages donne leur originalité à ses films.
Good Times, Wonderful Times est un documentaire pacifiste de 1965 proche des idées de
Bertrand Russell, pamphlet contre les armes nucléaires en forme de long ciné-tract qui oppose les invités futiles et conformistes d'un cocktail londonien et des images d'archives exceptionnelles sur les ravages de la seconde guerre mondiale. La gloire illusoire des jeunesses hitlériennes s'éteindra sous les décombres de l'Allemagne rasée, dans le froid glacial du Front de l'Est et les camps d'extermination qui sont le déclencheur de l'engagement de Rogosin. Les images d'Hiroshima sont tout autant insoutenables. L'utilisation contrapuntique d'un rock 'n roll souligne le danger de ne pas vouloir croire aux signaux d'alarme tandis que des comparses jouent les "barons" pour révéler l'idéologie des petits bourgeois de la party. Comme dans tous les films de Lionel Rogosin, aucun commentaire ne vient polluer la démonstration, laissant au spectateur la liberté de ses émotions.
Article du 7 avril 2010