Instantané des âmes
Par Jean-Jacques Birgé, mercredi 17 mai 2023 à 00:00 :: Humeurs & opinions :: #5314 :: rss
Comme j'attends une amie journaliste pour lui conter ma dernière facétie Internet, 174 heures de musique inédite et gratuite [à l'époque seulement 60 !] sur drame.org et un album mis en ligne le jour-même de son enregistrement, je regarde les usagers du métro remonter de la station Belleville en rang serré et de face. Ma photo ne rend pas l'expérience non préméditée que je tente. Manque de culot ou respect de l'anonymat ? Probablement les deux.
Comme je cherche de laquelle des six bouches de métro peut surgir mon rendez-vous, j'élimine celle où la foule compressée entoure le marché de la misère, particuliers démunis vendant quelques rares objets de leur quotidien à des frères de galère, beaucoup d'hommes, très peu de femmes. Les sorties devant Paris Store et au milieu du boulevard charriant peu de voyageurs, j'ai le choix entre deux, proches de la rue de Belleville, occultant la remontée mécanique dissimulée que mon amie choisira évidemment, me surprenant dans mon exercice équilibriste.
Espérant l'apercevoir remonter l'escalier sur lequel j'ai jeté mon dévolu, je me concentre sur les mouvements de groupe, dévisageant chacune et chacun le plus rapidement possible. Il m'est impossible de m'attarder plus d'un quart de seconde sur une figure sans manquer la suivante. Au bout d'un moment j'attrape le rythme et commence à percer les regards éblouis par la lumière du jour comme épinglés par le flash d'un photographe. Plus j'insiste plus je m'enfonce dans ce qui est présent au delà de l'expression, cette arrière-pensée que les yeux ne sauraient cacher, le doute ou le bonheur, l'amertume ou la franchise, la distraction ou l'angoisse... Toutes les émotions du monde défilent devant moi comme des bolides dans un jeu vidéo. Cherchant à les attraper au vol, je les frôle comme un jongleur auquel toutes les quilles échappent, pas le temps de les toucher qu'elles repartent déjà dans un saut périlleux que le monte-en-l'air exécute pour ne pas se faire prendre à son tour. Vertige de l'improvisation qui n'autorise aucun faux-pas, j'étais aspiré par les figures de style de mon jeu lorsque mon amie sortit de nulle part, intriguée par mon air ahuri, comme si elle me réveillait en sursaut. Je lui expliquai que lorsque j'écris ou compose et que le téléphone sonne, mon interlocuteur s'excuse toujours d'interrompre mon sommeil.
[Depuis cet article du 24 février 2011, mon amie journaliste n'a plus rien relaté de mon travail, mais d'autres ont pris le relais. Il y a quelques années, comme beaucoup d'artistes, étonnamment même parmi les plus célèbres, j'ai compris ou accepté de ne pas recevoir la reconnaissance de celles et ceux dont je l'espérais. Heureusement celle du grand public, plus anonyme et forcément dispersée, fut et reste une formidable récompense qui m'a finalement réconcilié avec ce fantasme.]
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