Quand les musiciens de jazz (s')écrivent, l'ouvrage publié sous la direction de Pierre Fargeton et Yannick Séité, sort enfin aux Éditions Hermann après quelques années de glanage qui auront permis de remplir ce recueil de 400 pages où l'on découvrira leur travail, mais aussi des textes de journalistes, d'historiens et de musiciens. Si les autres contributeurs se nomment Philippe Baudoin, Christian Béthune, Adriana Carrillo, Vincent Cotro, Brent Hayes Edwards, Ludovic Florin, Martin Guerpin, Yohan Giaume, Philippe Gumplowicz, Pim Higginson, Frederico Lyra de Carvalho, Leïla Olivesi, Alexandre Pierrepont, Alyn Shipton, Benoît Tadié et Cyril Vettorato, on trouvera des traductions de textes de Lennie Tristano, Charlie Christian et William Parker. Et comme aux autres musiciens littérateurs, Didier Levallet, Dan Vernhettes, Raphaël Imbert, Jacques Siron et Laurent Cugny, Fargeton et Séité m'ont posé la question "Pourquoi écrivez-vous?". Je livre plus bas le texte intitulé Je n’ai pas le choix ! que j'ai amendé ici pour les raisons que j'y invoque, à savoir que contrairement au papier la publication en ligne permet les corrections et l'immédiateté, et qu'après trois ans, à la relecture, je préfère en améliorer le style !
L'ouvrage a beau être universitaire, il n'en demeure pas moins accessible à tous et toutes. Il s'articule en quatre parties, Les musiciens de jazz et la presse, Les musiciens de jazz par le texte (correspondances, chroniques, [auto]biographies), Pédagogues et théoriciens, Écriture du jazz et poetry. On croise ainsi la rivalité de Jerry Roll Morton contre W.C. Handy, l'autobiographie de Louis Armstrong, Duke Ellington entendu par Claude Carrière, la question des ghostwriters (dans le temps appelés nègres !) autour de Danny Barker et Doc Cheatham, de Jelly Roll Morton, Mezz Mezrow et Billie Holiday, la correspondance de Bobby Jaspar et André Hodeir, les essais pédagogiques de Jimmy Giuffre, Dave Liebman, Jef Gilson, Bill Russo, Roger Chaput, Pierre Cullaz, George Russell ou Chick Corea...
La préface esquisse nombreuses ouvertures développées par les uns ou les autres, y compris des voies passionnantes qui n'ont pas forcément été creusées ici. Quatre cents pages de cette densité ne se dévorent pas en un jour. Je vais y mettre le temps, commençant par les sujets qui résonnent naturellement en moi : Albert Ayler et le basculement du free jazz, la défense de la guitare électrique par Charlie Christian en personne, les voyages de Louis Moreau Gottschalk, le mystère qu' a toujours représenté pour moi (j'avoue) l'attrait de tant de mes camarades pour Steve Coleman, la boussole de Pierrepont, le Black Case de Joseph Jarman, la poésie de Sun Ra, etc. Donc plutôt la dernière partie du bouquin, car j'ai toujours l'habitude de commencer par ce qui m'est le plus proche pour remonter le temps afin de comprendre comment on en est arrivés là. Détail de taille, les illustrations en couleurs sont des petites madeleines qui font rêver...

JE N'AI PAS LE CHOIX !
L’écriture peut revêtir des formes très variées. La littérature est cousine de la composition musicale. Pratiquant celles-ci, mais aussi d’autres qu’on affuble des adjectifs « cinématographique » ou « interactive », j’imagine que ma déception du monde tel qu’il m’était offert m’a poussé à en inventer un nouveau, critique ou fruit de mon imagination.
En ce qui concerne celle qui nous occupe ici, je pense qu’à l’origine ma timidité m’entraîna d’abord à m’exprimer en vers pour avouer mes émois sentimentaux. J’ai commencé aussi par des chansons, car j’étais un des rares élèves de mon lycée à parler anglais, puis, à partir de 1981 je me suis mis à écrire sur des tas de sujets. Une question me taraudait. Pourquoi faisions-nous cette musique-là ? Cela m’a obligé à réfléchir et donc écrire. J’ai besoin d’articles profonds sur la musique, mais où les trouver aujourd’hui ?
J’ai toujours voulu être utile, faire des choses qui soient liées à un travail militant. J’ai cherché des musiciens qui étaient engagés politiquement, dès mes débuts. Si je parle politique, c’est parce que tout mon travail est militant.
Je suis en colère contre la presse spécialisée et généraliste, car il y a peu de journalistes qui font correctement leur travail, Peut-être est-ce trop mal payé, et il y a si peu d’endroits où écrire aujourd'hui. J’ai travaillé 10 ans comme co-rédacteur-en chef du Journal des Allumés du jazz, j’ai aussi écrit dans Jazz Mag, Muziq, le Monde Diplomatique, aux Cahiers de l’Herne, etc. En général je choisis des sujets que les autres n’évoquent pas. Un article de journaliste est toujours un portrait en creux, c’est la raison pour laquelle je rédige explicitement mes articles à la première personne du singulier. J’ai toujours essayé de développer un point de vue qui me soit personnel, sinon je m'abstiens.
Ce qui m’intéresse, c’est de défendre les jeunes musiciens (ceux qui ont entre 20 et 55 ans), mais aussi les méconnus. C’est pour cette raison que j’écris. Pas seulement sur la musique et le jazz, mais sur tout et n’importe quoi, comme ça vient ! Il faut bien cela pour tenir le rythme quotidien.
Le délai entre la rédaction et sa lecture me permet de surmonter cette fébrilité de l'instant tanné. La musique est pour moi une autre manière de raconter des histoires en laissant à l’auditeur le soin de se faire son cinéma. Plus tard la rédaction de demandes de subvention m’entraîna à penser à la place de celle ou celui qui me lit ! J'ai heureusement abandonné ce sport administratif il y a trente ans, mais cela constitua un bon entraînement.
L’entrée en blog, comme on entre en littérature, marqua une étape décisive dans cette aventure. Parallèlement à ma contribution à de nombreuses publications papier, en 18 ans j’y ai partagé plus de 5000 articles, tous titrés et illustrés. Cette pratique quotidienne, qui occupe trois heures de ma journée, est un mélange de militantisme solidaire, d’auto-analyse et de laboratoire encyclopédiste. Assumant ma subjectivité, j’essaie d’insuffler du personnel dans l’universel, et réciproquement, tout en privilégiant des sujets non traités ou mal traités par la presse généraliste ou spécialisée. Ignorant la page blanche, je n’écris que lorsque cela vient tout seul.
Ne pouvant empiéter plus sur mon travail de compositeur, je choisis la forme du feuilleton lorsque j’eus envie d’écrire mes deux premiers romans. Fiction et documentaire font la paire. Avoir déjà produit quelque chose lorsque je commence ma journée génère une fluidité où mon enthousiasme coule de source. Comme lorsqu’on siphonne un réservoir !
J'avais de qui tenir. Lorsqu’ils se sont rencontrés, mon père était agent littéraire, il a aidé à lancer le Fleuve Noir, initié la collection de science-fiction Métal, et ma mère était vendeuse en librairie. Mon père avait également été journaliste à France Soir, été correspondant du Daily Mirror à Paris, il avait appartenu au Hot Club de France et il avait produit l'opérette Nouvelle Orléans au Théâtre de l'Étoile avec Sidney Bechet. C'est ainsi qu'à cinq ans j'eus la chance de souffler dans son saxophone soprano sur ses genoux. Un demi-siècle plus tard, j'eus envie de faire une œuvre à partir d’un blog et la meilleure manière d’y arriver était d’en tenir un. Mon blog, qui est publié en miroir sur Mediapart, est devenu un lien social, un lieu d’échange qui m'octroie un lectorat extrêmement large et varié. Il est génial de pouvoir écrire au jour le jour et d’être publié, sans correction intempestive ni rature. Je n’ai aucune aversion pour le papier, bien au contraire, Internet n'étant pour moi qu'un outil parfaitement adapté.
Si je reste très attaché à cette association de producteurs indépendants, j’ai quitté le Journal des Allumés du jazz après un clash : je trouvais qu’on aurait plus d’impact sur Internet avec un journal bilingue, avec des articles postés tous les jours, plutôt que ce que coûtait le papier, en particulier les frais de poste. Cela reste à faire, même si Citizen Jazz remplit partiellement cette fonction.
Je ne pense pas être un musicien "de jazz", bien que certaines méthodes que j'utilise (improvisation libre, valorisation du discours individuel dans une création collective) s'en rapprochent, comme les musiciens et musiciennes avec qui je travaille et m'épanouis. Lorsqu’on me demande de quelle nature sont mes compositions, je réponds que je fais de la musique « barjo », mais que j’en vis depuis 50 ans. J’ignore si mes écrits sont aussi barjos, mais j’essaie toujours de soigner le style.

Quand les musiciens de jazz (s')écrivent, sous la direction de Pierre Fargeton et Yannick Séité, Éditions Hermann, 29€, sortie le 30 août 2023