Comme je revois Pattes blanches de Jean Grémillon, un film social et romantique à la lumière expressionniste de 1949, scénario de Jean Anouilh, un très beau film, triste et terrible, comme tous ceux de Grémillon, nous nous amusons à reconnaître les comédiens.
Mais d'abord le générique indique qu'une femme en a composé la musique, Elsa Barraine. Ce n'est pas courant. Je ne connaissais pas son nom. Pendant l'Occupation, elle est membre d’un mouvement de résistance, le « Front national des musiciens », antenne « catégorielle » du Front national de la Résistance, aux côtés d'Henri Dutilleux, Manuel Rosenthal, Charles Munch, Paul Paray, Louis Durey, Francis Poulenc, Georges Auric, Claude Delvincourt, Irène Joachim, et Roger Désormière qui dirige la partition de Pattes blanches. 1949 est l'année où elle quitte le Parti Communiste et fonde, avec Serge Nigg, Charles Koechlin, Durey et Désormière, l'Association française des musiciens progressistes, contre "l'art bourgeois". Pour Jacques Demy elle composera la musique des courts métrages Le sabotier du Val de Loire et Ars, et avec Dutilleux celle du dernier film de Grémillon, le sublime L'amour d'une femme avec Micheline Presle, que je peux voir et revoir sans lassitude, un étonnant film féministe de 1953.
Fernand Ledoux, Suzy Delair et Paul Bernard sont les vedettes de Pattes blanches, mais ce sont les seconds rôles qui attirent notre attention. Les seconds rôles donnent toujours sa profondeur à un film, ils font ressortir la perspective des âmes. C'est le premier rôle important de Michel Bouquet au cinéma ; il est très mince, fragile, fantastique, irréel. Jean Debucourt, c'est surtout pour moi La chute de la Maison Usher de Jean Epstein qui figure parmi mes films fétiches et que nous avons accompagné pendant des années tout autour du monde avec Un Drame Musical Instantané.
Il y a aussi Sylvie, mais c'est Arlette Thomas qui me fascine, sorte de double halluciné de Bouquet, à peine plus jeune que lui. Dans son rôle de pauvrette bossue qui va se métamorphoser, elle est extrêmement jolie. C'est seulement en découvrant son nom que je réalise que j'ai fait mes premières armes au théâtre à ses côtés, en 1972. Notre light-show H Lights accompagnait les poèmes de Pichette, Desnos et d'autres qu'elle avait rassemblés avec Pierre Peyrou. Le couple venait de récupérer le Pavillon de la Bourse des Halles de La Villette qui étaient en train de fermer et l'avait baptisé Théâtre Présent (il deviendra plus tard le Théâtre Paris-Villette). Ce spectacle anticipait même leur première mise en scène à cet endroit, histoire d'occuper les lieux. La salle mesurait douze mètres de haut et nous projetions du haut des coursives. Francis Gorgé et moi y faisions même un peu de musique, je crois. C'est dommage, mais mon journal intime commence juste après. Je pense que cela précède ma collaboration avec le tout nouveau Cirque Bonjour de Jean-Baptiste Thierrée et Victoria Chaplin (devenu ensuite Le Cirque Imaginaire puis Le Cirque Invisible). J'ai du mal à me souvenir, c'est un peu pour moi de la préhistoire, je n'avais pas 20 ans. Nous projetions des images psychédéliques, abstraites, et des photos prises par Thierry Dehesdin. À la différence du film de Grémillon au noir et blanc onirique, depuis 1968 nous avions découvert le monde en couleurs.